Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/363

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Ainsi, dans la conscience de la Révolution, c’est une notion puissante et complexe de la propriété qui se forme dès 1792. Avant tout, cela est clair, la Révolution affirme, affranchit la propriété individuelle. Elle la fortifie en la libérant de l’arbitraire de l’ancien régime. Ni le revenu ne pourra être atteint par l’impôt sans que la Nation l’ait consenti : ni les rentes placées sous la sauvegarde de la foi nationale ne pourront être réduites à la volonté d’un ministère banqueroutier. De ce qui était flottant, ambigu, menacé, la Révolution fait une propriété précise, garantie et certaine. De plus, elle grandit la propriété individuelle en transférant à des individus tout ce qui était propriété corporative, propriété des corporations d’Arts et Métiers, propriété d’Église ; et elle est tentée de transférer à des individus pour les partager, même les biens des communautés. Cette propriété individuelle est affranchie de toutes les servitudes qui grevaient, de toutes les conditions qui limitaient la propriété d’ancien régime. L’Église possédait sous conditions ; les individus qui se répartissent son domaine possèdent sans conditions. C’est l’État qui a assumé à leur place l’entretien du culte ; il a pris le passif de l’Église, il laisse aux particuliers l’actif net. De même la propriété paysanne est libérée et comme nettoyée de toutes les servitudes et redevances féodales, ou du moins c’est le terme prochain du mouvement paysan et révolutionnaire. Ainsi il y a une immense affirmation et glorification de la propriété individuelle, elle ne sera grevée désormais que par l’effet du contrat intervenant d’individu à individu : et l’hypothèque sera la pointe par laquelle une propriété individuelle s’engage et s’enfonce dans une autre propriété individuelle. Elle ne sera point une immortelle servitude de caste ou une condition restrictive imposée à la propriété. Mais de même que l’individu libéré des liens féodaux, ecclésiastiques et corporatifs, se trouve seul et libre en face de la Nation, c’est aussi en face de la Nation que se trouve la propriété individuelle. C’est en la Nation et par elle que la propriété existe ; c’est dans la volonté nationale qu’elle a son fondement, c’est dans le contrat essentiel par lequel tous les citoyens sont formés en corps de nation qu’est contenue la garantie de tous les contrats, y compris celui de propriété. D’où cette conséquence qu’en aucun cas, même le contrat de propriété ne peut prévaloir contre l’intérêt supérieur, contre le droit à la vie de la Nation. Ainsi la Nation a un droit éminent sur la propriété. De même, si je puis dire, la Révolution a un droit sur la propriété. C’est la Révolution qui l’affranchit. C’est même, en un sens, la Révolution qui l’a constituée, car une propriété soumise à l’arbitraire du Roi et à tous les prélèvements violents et iniques des privilégiés n’est plus la propriété. La Révolution qui sauve et même qui crée la propriété a donc le droit d’exiger de la propriété tous les sacrifices nécessaires au salut de la Révolution elle-même. Elle peut d’abord et elle doit exiger de la propriété tout ce qu’exigent les principes mêmes de la Révolution, et comme les Droits de l’homme ne seraient plus qu’une parodie sacrilège d’humanité, s’il y avait dans la Nation des hommes voués à la mort