Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/368

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inférieur au salaire de l’industrie privée ; le droit au travail est ainsi ravalé au droit à la subsistance.

« Et qu’on ne nous objecte pas que payer au pauvre un moindre prix de son travail que le prix ordinaire c’est être injuste envers lui, que c’est toucher à sa propriété, cette objection serait trop facile à résoudre ; car sans compter qu’il ne saurait y avoir pour le pauvre un état de choses plus avantageux que celui qui garantit sa subsistance et lui laisse la liberté d’accepter ou de refuser le travail qui lui est offert par l’assistance publique, lorsqu’il lui est refusé partout ailleurs ; n’avons-nous pas posé en principe que le pauvre non valide était secouru parce qu’il avait donné ou promettait le travail ? et dès lors, quand la société fournit le travail au valide, la différence du salaire qu’elle lui offre est moins une retenue qu’une épargne qu’elle lui ménage pour un temps plus utile, ou même le remboursement d’une partie de l’avance qu’elle a déjà eu l’occasion de lui faire, lorsqu’il n’était pas encore susceptible de travail. »

Le Comité de la Législative ne paraît pas soupçonner les terribles répercussions économiques qu’aurait sur le taux général des salaires dans l’industrie privée cette organisation de travaux publics à salaire réduit. Et quelle étrange façon de convertir le contrat social, le contrat de mutuelle garantie, où l’existence est assurée aux uns comme la propriété aux autres, en une sorte de bilan arithmétique où les pauvres valides doivent faire seuls, par une réduction sur leurs salaires, les frais des secours donnés aux pauvres invalides ? C’est en réalité la rupture même du contrat puisque ce n’est plus l’État qui pourvoit à l’existence des pauvres, mais que ce sont les pauvres eux-mêmes. C’est la destruction du deuxième axiome promulgué par le Comité que « l’assistance du pauvre est une charge nationale ».

Malgré tout, malgré ces défaillances d’application et ces petitesses de pensée, c’est une grande nouveauté humaine d’avoir proclamé le droit de tout homme à l’existence, à la subsistance. Ce n’est pas un acte de charité, ce n’est pas une précaution sociale et une prime d’assurance contre la violence des affamés ; ce n’est pas l’accomplissement pieux d’une volonté surnaturelle. C’est l’affirmation d’un droit, et à mesure que grandira la puissance politique des prolétaires, ils approfondiront et élargiront le sens du droit à l’existence.

Plus fermes et plus vastes étaient, dès 1792, les vues du grand Condorcet. Je les commenterai seulement quand nous les retrouverons, directement exposées, dans le livre immortel sur les progrès de l’esprit humain, et quand la lutte tragique de la Gironde et de la Montagne portera au plus haut point d’intensité toutes les conceptions révolutionnaires. Mais je note dès aujourd’hui que Condorcet était si préoccupé du problème social, de la suppression de la misère, qu’il glissait ses vues sur ce grand sujet en toute question. C’est ainsi que le 12 mars 1792, il liait la question économique et sociale à la question des assignats dans le lumineux exposé financier fait par lui à la Législa-