Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/422

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poste de substitut du procureur de la commune, il avait dédaigné de se défendre contre les calomnies qui l’enveloppaient. Ses ennemis chuchotaient que par l’intermédiaire de Mirabeau il avait eu avec la Cour des relations louches, qu’il s’était fait rembourser sa charge de judicature bien au delà de son prix ; et ils le représentaient comme un tribun vénal, ne demandant à la Révolution que d’assouvir l’appétit de ses sens robustes. Jamais il ne s’était expliqué. Que lui importait ?

Il exerçait sur le Club des Cordeliers, sur les révolutionnaires les plus ardents une action presque irrésistible. Par sa haute stature, par sa voix tonnante, par la décision de ses conseils et la sûreté de ses coups il dominait les Assemblées. Et sa fierté répugnait sans doute à descendre à des plaidoyers.

Qui se défend se diminue. Peut-être aussi pensait-il que dans les vastes mouvements révolutionnaires, la fougue des passions et l’énergie du vouloir étaient plus nécessaires qu’une étroite et chétive vertu. Se défendre, c’était reconnaître que des comptes pouvaient être demandés aux hommes de la Révolution ; et pourquoi décourager ceux qui peut-être avaient dans leur vie privée des coins obscurs de misère ou des tares secrètes, mais qui tendaient d’un grand élan vers une vie meilleure où ils se referaient une vertu ? Il passait ainsi, un peu énigmatique et puissant, plus attentif à mesurer les forces qu’à vérifier la moralité de tous ceux qui s’agitaient vers un grand but.

Ce n’est pas qu’il s’abaissât à la démagogie vulgaire ou sournoise. Jamais il ne flattait les vices lâches et bas, les vanités inquiètes ou les égoïsmes timides. Il semblait surtout faire appel aux énergies de la vie saine et droite, au naturel appétit du bonheur et de la joie, à une large et fraternelle sensualité. Il n’avait pas non plus des bassesses affectées de langage.

Parfois il jetait un mot trivial, une phrase d’allure cynique. Mais il n’était point sans culture : il lisait en anglais les romans de Richardson et Shakespeare ; il pratiquait les auteurs latins, et sa parole n’était pas toujours sans emphase : des images grandiloquentes, — « La Liberté descendue du Ciel, nous rejetterons nos ennemis dans le néant, le peuple est éternel, je sortirai de la citadelle de la raison avec le canon de la vérité », auraient donné à ses discours quelque chose de factice, si un accent de résolution indomptable et la netteté des conseils pratiques ne leur avaient communiqué la vie, la flamme, la puissance d’action.

Mais quand il prit possession de son poste de substitut du procureur de la Commune, dans les derniers jours de janvier 1792, il lui parut que cette force naturelle d’action ne suffirait pas, et il voulut encore cette considération, cette estime publique, sans lesquelles même aux jours les plus agités, nul ne peut jouer un grand rôle révolutionnaire. En un discours très étudié