Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/106

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core où l’on pourrait nous conduire, mais un pressentiment dont je ne pouvais me défendre, sur quelques faits qui étaient parvenus à ma connaissance, m’avertissait des nouveaux dangers que j’allais courir, et des malheurs que mon inflexible probité allait m’attirer. Mais pouvais-je refuser ce nouveau sacrifice de moi-même à mon pays ? »

Ainsi Buzot ne conteste pas qu’il fût renseigné sur les événements de Paris, sur la rivalité croissante de la Gironde et de Robespierre ; il pressentait même que la Gironde allait ouvrir une crise redoutable par la lutte contre Paris, mais il se plaint de n’avoir pu, dès les élections, engager le combat par un commentaire passionné des journées de septembre. En un autre passage, il reproche nettement à ses amis girondins de n’avoir pas averti le pays avec une suffisante netteté, au moment même où l’avertissement aurait pu être le plus utile, c’est-à-dire pendant la période électorale.

« Il faut en convenir, écrit-il, les premiers torts sont aux journalistes du temps, aux députés surtout de l’Assemblée législative qui n’instruisirent leurs départements ni de l’état où se trouvait l’Assemblée, ni de l’état de la ville de Paris. Les plus courageux d’entre eux ne s’occupèrent que du soin de pallier les fautes, d’excuser les écarts, de cacher les excès et les crimes. S’ils eussent fait parvenir la vérité jusqu’à nous, s’ils eussent osé la dire aux assemblées électorales, la France était sauvée, avec la liberté, la paix, le bonheur. Une seule résolution prise dans les assemblées électorales eût suffi pour opérer cela. Il ne fallait qu’enjoindre aux députés de se réunir ailleurs que dans Paris, et Marat, Danton, Robespierre, avec leurs associés n’entraient point dans le sein de la Convention nationale ; on ne prévit rien, la Convention vint à Paris, et tout fut perdu. »

Étrange aberration de cette âme orgueilleuse, débile au fond et aigre ! Il déplore en somme qu’aux élections n’ait point été donné le signal de la lutte contre Paris. Il oublie qu’au moment où la Révolution avait à lutter contre la royauté captive, mais qui gardait encore un grand nom, et contre l’étranger envahisseur, elle ne pouvait, sans se perdre, déclarer la guerre à Paris. Quelle n’eût pas été la stupeur du pays, quel n’eût pas été son désarroi si au lieu de se prononcer entre la royauté et la nation, il avait eu à se prononcer entre Brissot et Robespierre, entre Roland et Danton ! C’est l’esprit de coterie et de secte porté jusqu’à la folie.

Heureusement pour la Révolution, et pour la France, la Gironde n’eut ni assez de temps, ni assez de décision pour jeter les événements de septembre dans la bataille électorale. Quoi ! à l’heure où la conscience révolutionnaire avait besoin de haute sérénité, d’unité et d’élan, il aurait fallu la bouleverser et la diviser contre elle-même ! Il aurait fallu lui proposer l’énigme des journées de septembre, où la responsabilité des partis et des hommes est presque indéchiffrable, au lieu de lui proposer la grande et claire question de la République et de la liberté ! Encore une fois, c’eût été un crime.