Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/125

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métallurgistes de Saint-Étienne : « Au moins, marche droit et ferme, et prouve bien à tous qu’un ouvrier ne trahit pas la Révolution. » Certes, il n’oppose pas les ouvriers à la bourgeoisie : il n’ébauche pas une politique de classe ; mais à la façon âpre dont il annonce à ses collègues qu’il se retirera s’ils n’ont ni vigueur, ni décision, on sent une force neuve et distincte et qui a conscience de son originalité. En ces paroles de l’ouvrier armurier Pointe, je trouve l’écho des propos ardents et fiers qu’ouvriers et compagnons de Saint-Étienne, de Lyon et de Roanne échangeaient jusque dans les usines lorsque sa candidature fut décidée. Ce n’est là, à coup sûr, qu’un germe débile et infime ; mais c’est l’indice de ce qu’aurait été la croissance de la classe ouvrière si le suffrage universel et la liberté républicaine avaient été maintenus, si la démocratie avait gardé sa pure forme.

Plus d’un ouvrier aurait rejoint l’ouvrier serrurier de Saint-Étienne dans les grandes assemblées nationales, bien des ouvriers auraient pénétré dans les municipalités électives des cités industrielles, et la puissance bourgeoise, au lieu de se resserrer en oligarchie égoïste et oppressive, aurait dû se pénétrer du droit ouvrier. Ni la bourgeoisie ni la société bourgeoise elle-même ne sont un bloc impénétrable. Le mot de bourgeoisie désigne une classe non seulement complexe et mêlée, mais changeante et mouvante. Des bourgeois révolutionnaires de la Convention aux bourgeois censitaires de Louis-Philippe, il y a, à coup sûr, bien des idées communes et des intérêts communs. Contre le communisme, contre la refonte sociale de la propriété, les bourgeois légistes de la Convention auraient été aussi animés que les bourgeois capitalistes de Louis-Philippe. Et pourtant c’est un autre idéal, c’est une autre âme qui était en eux. Légistes de la Révolution ils venaient organiser la grandeur bourgeoise ; mais ils ne venaient pas organiser l’égoïsme bourgeois. Ils ne voulaient point toucher au principe de la propriété individuelle, telle que le droit romain, la décomposition du système féodal et la croissance de la bourgeoisie l’avaient constituée. Mais ils étaient parfaitement capables, dans l’intérêt de la Révolution et pour le salut de la société nouvelle, de demander aux possédants de larges sacrifices, de refouler leur cupidité, de violenter leur égoïsme et de payer au peuple, en puissance politique et en garanties sociales, son concours nécessaire à la Révolution. Ils étaient les légistes de la bourgeoisie plus encore qu’ils n’étaient la bourgeoisie elle-même. Et si la Révolution n’envoya ni à la Constituante, ni à la Législative, ni à la Convention, qu’un nombre infime de négociants, ce n’est pas seulement parce que négociants et industriels ne pouvaient aisément quitter leurs affaires qui n’étaient point comme aujourd’hui concentrées à Paris par les conseils d’administration des sociétés anonymes ; ce n’est pas seulement parce que industriels et commerçants n’avaient pas autant que les hommes de loi l’habitude de la parole si nécessaire dans les démocraties ; c’est parce que, d’instinct, la Révolution ne voulait pas mar-