Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/145

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ler vers le socialisme, ils ne font que pousser à l’extrême la conception bourgeoise. C’est la propriété industrielle et mobilière qui est la caractéristique de la bourgeoisie, sa création et son triomphe. La bourgeoisie peut partager avec la noblesse et le clergé la propriété foncière ; mais ce qui est bien à elle, ce qui est elle, c’est la propriété industrielle.

La bourgeoisie révolutionnaire n’avait pas craint d’exproprier l’Église et la noblesse émigrée, et bien que les richesses mobilières, les actions des émigrés, fussent comprises dans la confiscation, c’est essentiellement à une expropriation territoriale que la Révolution procédait. Donc, sauvegarder absolument et à jamais les propriétés industrielles, œuvre principale et principale force de la bourgeoisie, et contester la propriété territoriale que la bourgeoisie avait entamée, c’était pousser à l’extrême et, si l’on veut, jusqu’au paradoxe la pensée révolutionnaire bourgeoise. Ce n’était pas ouvrir un monde nouveau, un nouveau système du droit.

Au demeurant, la conception agraire de Momoro était tout à fait informe, il prévoyait une loi agraire, il inquiétait les possédants en déniant aux propriétés territoriales le titre de propriétés : mais il était incapable de formuler ou même d’esquisser vaguement une législation de la terre.

Aurait-on attribué aux communes tous les domaines arrachés aux particuliers ? Mais il y avait, même et surtout chez les démocrates extrêmes, une tendance toute contraire ; ils voulaient morceler au profit des pauvres les biens communaux. Aurait-on procédé à un partage des terres ? Mais qui donc aurait été admis à ce partage ? Si l’on n’y admettait que les habitants des campagnes, quelle injustice ! et comment refuser aux prolétaires des villes, aux pauvres des grands faubourgs misérables, une part des biens que l’on faisait rentrer dans la communauté, dont les ouvriers industriels ne pouvaient être exclus ? Au contraire si l’on appelle ceux-ci au partage, quel prodigieux bouleversement et quel déplorable recul de la vie économique ! Si les ouvriers avaient abandonné les travaux des villes pour cultiver leur lot, c’était la fin de la civilisation industrielle, c’était la rechute en une sorte d’exclusivisme agricole voisin de la barbarie. Et si les ouvriers affermaient ou vendaient leur lot, la « propriété territoriale » se reconstituait.

Il ne restait qu’un système. La nation pouvait se substituer à tous les propriétaires terriens, à tous ceux du moins qui ne faisaient pas sur le domaine même œuvre de leurs mains. Après avoir nationalisé les biens de l’Église et les biens des émigrés, elle nationalisait les biens des propriétaires bourgeois. Elle ne les vendait pas, car toute vente des propriétés territoriales devenait désormais impossible, mais elle en percevait les revenus, et elle les appliquait au service de la communauté. Seulement, dans la conception purement agraire de Momoro et Dufour, des objections insolubles se dressaient contre ce procédé de nationalisation. D’abord, pourquoi dépouiller un bourgeois du capital affecté par lui à l’achat d’un domaine quand on lui laissait le