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Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/153

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accréditer cette idée, pour éveiller autour d’elle la terreur ou l’espérance, il faut bien qu’elle ait déjà quelques prises.

En vain Carra rejette la conception elle-même : il n’a point de peine à en démontrer la puérilité, mais pour une partie du peuple, des prolétaires, des sans-propriété, il se peut que ce mot de loi agraire ne soit qu’un symbole, l’appel à une égalité plus substantielle, à un régime plus solide de garanties et de droits. Sous ces formes rudimentaires, sous ces enveloppes puériles s’agitent peut-être des instincts puissants, des forces inquiètes.

À deux fois le journal de Condorcet frappe aussi : et le grand banquier cosmopolite Anacharsis Clootz, l’orateur du genre humain, intervient lui-même. Il témoigne dans sa critique de son sens d’homme d’affaires, il sait quelles sont les conditions et les lois de la production bourgeoise. C’est sur un ton violent, et comme pour répondre à un véritable danger, qu’il s’élève contre la loi agraire :

« À bas les perturbateurs !

« Des hommes absurdes ou perfides se plaisent à répandre la terreur dans l’âme des propriétaires. On voudrait semer la zizanie entre les Français qui vivent du produit de leurs terres et les Français qui vivent du produit de leur industrie. Ce projet désorganisateur sort de la boutique de Coblentz ; et de prétendus patriotes croient se populariser en publiant que les propriétés territoriales sont des chimères qui doivent disparaître devant la réalité des propriétés industrielles. Ce galimatias ne mériterait aucune réfutation s’il ne jetait pas l’alarme parmi les citoyens débonnaires qui craignent autant la perte de leur héritage que l’invasion des Allemands ; ce galimatias a contribué plus qu’on ne pense à la prise de Longwy et de Verdun.

« Les tyrans de l’Europe font distribuer depuis trois ans, des écrits aristocratiques et démagogiques où les menaces d’une prétendue loi agraire sont exposées adroitement. Si cette menace se réalisait, la contre-révolution serait possible ; l’anarchie éviterait la peine aux rois voisins de se coaliser contre la France. Les usurpateurs détestent notre régénération, parce qu’elle rend aux propriétaires tous les droits envahis par la féodalité.

« Les méchants invitent le pauvre à faire la guerre au riche ; mais le peuple est raisonnable, il comprend fort bien que le territoire est la base de l’industrie, et que l’un ne va pas sans l’autre. Les prédicateurs du partage des terres ne seront pas écoutés à la campagne, et ils seront lapidés à la ville dont les nombreux ateliers seraient anéantis par leur folle doctrine. Un ouvrier qui gagne trente ou quarante sols par jour est plus riche avec ses bras et ses espérances que si l’on partageait nos soixante-quatre millions d’arpents cultivés entre vingt-sept millions d’hommes, dont la seconde génération serait réduite à une misère, une ignorance, une apathie, une faiblesse qui la mettraient sous le joug du premier conquérant.

« Il n’y aurait plus ni villes, ni routes, ni digues, ni courriers, ni correspon-