Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/173

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quelques notes profondes, faisait maintenant monter aux yeux des larmes exaltées !

Sur l’instrument souple, léger et fragile, il semble que l’archet puissant de Danton soit passé.

À ces beaux appels le peuple répondait ; les paysans accouraient armés, et le général, familier, alerte, partageant à la couchée la paille du soldat, les recevait avec un sourire. Les ouvriers quittaient les usines, les forges, pour défendre la liberté. De la petite ville de Mouzon, deux cents vétérans rejoignaient Dumouriez : seuls, les gentilshommes verriers, nombreux dans les verreries de la vallée de la Meuse, allèrent à l’émigration, à l’ennemi. Aberration singulière : ces hommes, de race noble, avaient obtenu l’autorisation de travailler sans déroger au travail du verre ; c’étaient, en somme, de vrais ouvriers soufflant le verre cueilli au bassin ardent.

Mais, dans leur pauvreté, dans la sécheresse de leur corps atténué par la force du feu, l’orgueil intraitable du gentilhomme, du noble, durait toujours : ils allèrent, eux, les hommes de travail et de flamme, vers la noblesse oisive qui venait, sous les drapeaux de l’étranger, réclamer son droit au parasitisme éternel. Ils allèrent tous au passé où leur vanité les liait, et ils ne comprirent pas qu’ils étaient, au contraire, une figure étrange de l’avenir lointain, où toute la race humaine sera noble et confirmera sa noblesse par le travail fraternel et sacré. Puisqu’une parcelle du travail était par eux réputée noble, pourquoi pas tout le travail ?

Dumouriez ne réussit pas à fermer les « Thermopyles de la France ». Et à vrai dire, avec ses seize mille hommes, il lui était difficile, malgré son activité infatigable, de barrer les cinq défilés. L’ennemi s’empara de la Croix-aux-Bois, et par là, tournant les autres défilés, en rendit la défense à la fois inutile et impossible.

Il y eut même le 15, à Montchenin, une courte panique, que Dumouriez n’arrêta qu’à force d’énergie. Mais, pendant qu’il résistait ainsi, pendant que, près de dix jours, il embarrassait et suspendait dans l’Argonne la marche de l’envahisseur, il s’assurait deux avantages décisifs. D’abord il donnait à ses troupes du camp de Maulde d’un côté, à l’armée de Metz et à Kellermann de l’autre, le temps d’aller vers lui, de le joindre ; et grâce à cette jonction des armées que Danton salue à la Convention d’un cri de triomphe, il pourra bientôt, et au sortir même de l’Argonne, à Valmy, opposer plus de cinquante mille hommes aux quarante mille de l’armée de Brunswick. En second lieu, il aggravait, si je puis dire, la lassitude physique et morale, la pesanteur d’esprit et de corps de l’armée ennemie. Le duc de Brunswick, pressentant dans cette guerre je ne sais quel redoutable mystère, une force neuve et inconnue contre laquelle se briserait peut-être sa gloire, avait été opposé à toute invasion. Il avait dû obéir, mais il gardait un doute paralysant, et en face de Dumouriez, tout décision et action, il était lui,