Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/174

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tout hésitation et regrets. Il aurait voulu du moins s’en tenir d’abord au siège des places fortes de la vallée de la Meuse. Il voulait, lentement, prendre Sedan, Mézières, Stenay, y arrêter son armée en quartier d’hiver et reprendre la campagne au printemps avec des hommes reposés. L’impatience vaniteuse du roi de Prusse, l’impatience aveugle et haineuse des émigrés le poussèrent malgré lui sur la route de Paris par Châlons-sur-Marne. Engagée dans la forêt de l’Argonne, sous des pluies continuelles, qui ruisselaient du feuillage sur les chemins défoncés, mal nourrie, mal abritée, grelottant la faim, le froid et la fièvre sous des tentes mal closes que trouait un vent humide, tout étonnée et presque indignée de sentir devant elle et autour d’elle non pas le joyeux accueil reconnaissant annoncé par les émigrés, mais tout un fourmillement de haine, toute une levée d’héroïsme, de colère et de liberté, reflétant enfin dans son esprit malade la tristesse d’un chef désabusé, l’armée d’invasion laissait à chaque pas un peu de sa force vitale ; elle s’acheminait, l’on peut dire, à une sorte d’épuisement moral, aussi meurtrier que la consomption physique et bientôt d’ailleurs aggravé par celle-ci.

Les émigrés, par leurs exigences cruelles, achevaient d’irriter et d’indisposer l’armée. Ils sentaient bien cette sorte d’anémie croissante de l’invasion : et ils auraient voulu la tonifier presqu’à chaque pas par des exécutions et des meurtres, griser les soldats prussiens du sang des jacobins, des patriotes, des prêtres assermentés.

C’est avec ce cordial à la saveur amère et chaude qu’ils voulaient remonter les courages ; mais il est visible qu’ils semaient le dégoût ; et dans l’esprit de l’envahisseur une pensée s’éveillait peu à peu : Mais où sont donc les sauvages et les cannibales ? Sont-ils devant nous ou avec nous ? Les paysans qu’ils rencontraient, les artisans avec lesquels ils causaient leur parlaient avec un enthousiasme réfléchi et grave de la grande Révolution qui avait aboli le despotisme, la dîme, les corvées, l’inégalité ; qui avait fait de tous les membres de la cité des frères, des citoyens, et des hommes. Et quand ils avaient entendu ces ouvriers, ces laboureurs à la parole animée, sage et noble, où un grand espoir s’élargissait, en qui toute l’humanité avait place, ils recevaient la visite aigre du marquis de Breteuil, et des autres agents du roi ou de l’émigration qui leur reprochaient de n’avoir pas assez tué, de n’avoir pas assez pillé.

Le 7 septembre, Fersen, le tendre ami de la reine, le doux Suédois romanesque, note dans son journal, avec une approbation explicite : « Vu le ministre de Prusse, le baron de Reck ; parle bien sur les affaires de France… Il désapprouve tout haut… de ce qu’on n’exterminait pas tous les jacobins des villes où l’on passait, et qu’on avait trop de clémence. »

Le 25 mai, il note avec complaisance un abominable propos de Mercy, qui rachetait sans doute ses longues hésitations par la violence de ses résolutions tardives :