Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/249

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laissa percer quelques-unes des espérances secrètes qu’une partie des révolutionnaires mettait encore dans le clergé constitutionnel.

« Je dis que le projet de Cambon est antiphilosophique. Ne donnons pas le titre de philosophes à tous ces misérables pédants que le peuple jusqu’ici a trop vénérés. La véritable philosophie ne consiste pas seulement à régler ses opinions, mais elle consiste aussi à bien connaître l’opinion publique. Il ne suffit pas qu’une opinion soit bonne pour l’adopter, il est nécessaire qu’elle soit générale. Apprenez que chez un peuple superstitieux, une loi contre la superstition est un crime d’État…

« Quel est le pouvoir du clergé ? Que peut-il sur moi, sur vous ? Sa mission se borne à consoler des vieilles femmes. Quel plaisir pourriez-vous trouver à irriter des fous ? Quelle philosophie y a-t-il donc là-dedans ?

« Votre décret en retarde les progrès. Les prêtres, tranquilles sur les moyens de subsistance, voyant paraître le jour de la raison, pouvaient se faire honneur de prêcher une sainte morale et d’être les organes de la vérité. Si les fanatiques se portent à des excès, faudra-t-il les détruire ? La philosophie qui prêche la tolérance va-t-elle se donner tous les torts de l’inquisition ? Éloignons la superstition, elle passe avec les hommes caducs dont la tête en est encore imprégnée. J’aime mieux payer les prêtres pour être tranquille, puisque mon aïeul ne peut pas s’en passer. »

Les Jacobins acclamèrent Basire, et le mouvement fut si vif que Chabot lui-même (le docteur Robinet ne l’a point noté) battit en retraite :

« Je ne m’oppose pas à ce que l’on accorde une pension aux ecclésiastiques qui ont prêté le serment prescrit par la loi. Mais ne nous servons plus du terme de traitement : ce mot semble faire croire qu’il existe une religion dominante et constitutionnelle ; n’accordons cette pension qu’aux ecclésiastiques qui auront bien mérité de la patrie. Ne l’accordons qu’à ceux surtout qui ont défendu la révolution du Dix-Août et qui ont les notions des principes républicains. » C’était le budget des cultes sous condition.

Les raisons qui décidèrent la presque unanimité des Jacobins repousser la motion du Comité des finances peuvent se résumer ainsi : D’abord l’immense majorité du peuple de France est catholique. La superstition monarchique s’est enfin évanouie ; la superstition religieuse dure encore. Or pour le peuple l’idée de religion se confond avec l’idée d’un culte payé par la nation.

C’est une erreur, et la religion ne serait nullement atteinte en son fond si elle redevenait ce qu’elle doit être, c’est-à-dire chose privée. Mais le législateur doit tenir compte des erreurs générales et des préjugés dominants. Quand une conscience se croit blessée, c’est presque comme si elle était blessée et c’est une extrémité douloureuse que justifie seule l’extrême nécessité.

En second lieu, il y aurait inhumanité et danger à retirer leur pension, c’est-à-dire leur unique moyen d’existence, aux anciens moines et anciennes nonnes que la Révolution a exclus des couvents. Les affamer serait une barbarie.