Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/254

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il fait retomber sur lui tout le poids des dépenses du culte. Faites-y bien attention ; quelle est la portion de la société qui est dégagée de toute idée religieuse ? Ce sont les classes riches ; cette manière de voir dans cette classe d’hommes suppose chez les uns plus d’instruction, chez les autres seulement plus de corruption. Qui sont ceux qui croient à la nécessité du culte ? Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins aisés, soit parce qu’ils sont moins raisonneurs ou moins éclairés, soit aussi par une des raisons auxquelles on a attribué les progrès rapides du christianisme, savoir que la morale du fils de Marie prononce des anathèmes contre la tyrannie et contre l’impitoyable opulence et porte des consolations à la misère et au désespoir lui-même. Ce sont donc les citoyens pauvres qui seront obligés de supporter les frais du culte, ou bien ils seront encore à cet égard dans la dépendance des riches ou dans celle des prêtres ; ils seront réduits à mendier la religion comme ils mendient du travail et du pain ; ou bien encore, réduits à l’impuissance de salarier les prêtres, ils seront forcés de renoncer à leur ministère, et c’est la plus funeste des hypothèses, car c’est alors qu’ils sentiront le poids de leur misère, qui semblera leur ôter tous les biens, jusqu’à l’espérance ; c’est alors qu’ils accuseront ceux qui les auront réduits à acheter le droit de remplir ce qu’ils regardent comme des devoirs sacrés. Vous parlez de la liberté de conscience et ce système l’anéantit ; car réduire le peuple à l’impuissance de pratiquer sa religion, ou la proscrire par une loi expresse, c’est absolument la même chose. Or, nulle puissance n’a le droit de supprimer le culte établi, jusqu’à ce que le peuple en soit lui-même détrompé.

« Peu importe que les opinions religieuses qu’il a embrassées soient des préjugés ou non ; c’est dans son système qu’il faut raisonner. »

Cette conception de Robespierre est nette et grande par plus d’un côté, mais elle est aussi bien dangereuse, et elle pourrait être funeste. Sa grandeur, c’est une sorte de tendre respect pour l’âme du peuple, pour l’humble conscience du pauvre. Les autres révolutionnaires, notamment les orateurs jacobins que j’ai cités tolèrent, si je puis dire, de haut, les préjugés du peuple. Ils déclarent qu’ils ne veulent point les violenter, mais au moment même où ils se résignent à les subir, ils les rudoient et les outragent. Robespierre ne consent pas à regarder de haut même les erreurs du peuple ; il s’accommode à elles et semble se mettre à leur niveau. D’abord, lui-même, disciple de Jean-Jacques, a foi dans un Dieu personnel et conscient, gouvernant le monde par sa grandeur, et dans l’immortalité de l’âme humaine ; et il s’applique à retrouver sous l’enveloppe chrétienne des croyances populaires ces deux dogmes de la religion naturelle. Il se persuade qu’après tout le peuple est d’accord avec la pensée de Rousseau qui valait bien les Encyclopédistes. Qui sait si, du haut de ces idées, qui sont pour Robespierre les vérités dominantes, le point de vue le plus élevé sur l’univers et sur la vie, le peuple n’aurait point le droit de regarder avec quelque dédain ceux qui affectent