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Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/350

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borne, si l’on vous proposait de vous acheter vos récoltes, afin que vous n’eussiez plus à craindre ni l’eau, ni le feu, ni grêle, ni tempête ; si tous les ans on vous les payait le même prix une fois convenu de gré à gré, soit que l’année fût bonne ou mauvaise ; si l’on vous sauvait de toute inquiétude et même des embarras de la vente, ainsi que des frais de transport, ne seriez-vous pas très aises de pouvoir accepter librement une telle proposition ? Hé bien ! il ne manque à cet effet que l’occasion qu’il sera bien facile de faire naître.

« Et vous, marchands de blés et farines, et vous, meuniers et boulangers, ne seriez-vous pas bien aises de trouver dans votre commerce et vos possessions plus de profit et moins de risques ? Ne seriez-vous pas bien aises de travailler à votre fortune avec un succès certain, de jouir en même temps de l’estime publique, et de n’être plus exposés à l’animosité du peuple ? Hé bien ! il est facile d’améliorer votre existence jusqu’à ce degré-là.

« Et vous tous, citoyens, qui n’êtes ni cultivateurs ni marchands de blé, ne seriez-vous pas bien aises de n’être plus dans le cas de perdre du temps en allant aux marchés où l’on ne va jamais sans soucis et d’où l’on ne revient trop souvent qu’avec des regrets et des plaintes ? Ne seriez-vous pas bien aises d’être assurés que chacun de vous eût en tout temps sa provision sous sa main avant de l’acheter ; que, dans tous les temps et tous les lieux de la France, chacun mangeât du bon pain, sans aucun changement de prix ? Ne souhaiteriez-vous pas que la valeur d’une journée de travail et de toute main d’œuvre fût la même partout ? Que les huiles et les vins, les laines, les cuirs, les chanvres, les lins, les soies, les bois et charbons, les fers, en un mot tous les objets de commerce fussent moins chers partout ? Que de toute chose autre que le pain, la consommation fût plus grande, par conséquent l’aisance plus générale, et si générale qu’aucun pauvre ne pût être dans le cas de mendier ? »

C’est un programme éblouissant, programme d’universelle abondance, et par l’abondance, d’universelle paix.

La vaste et libre association réalisera de tels miracles, et L’Ange, comme plus tard Fourier, prévoit une si large effusion de richesse et de bien être pour tous, qu’il laisse tomber les pensées de combat qui l’animaient en 1790. Ou plutôt des pensées de lutte et du rêve fraternel et tendre qui en 1790 se disputaient son esprit, c’est le rêve lumineux et doux qui seul a survécu. À quoi bon animer encore les prolétaires contre les « fainéants qui se disent propriétaires », à quoi bon menacer ceux-ci d’expropriation totale si par l’association universelle plus de bien doit être fait aux hommes et à tous les hommes qu’une révolution sociale ne leur en ferait ? C’est sous l’abondance même des richesses et de la joie que seront doucement submergées les inégalités anciennes ; pourquoi se préoccuper, quand le large flot joyeux a couvert de grandes étendues, des inégalités du fond ? Ainsi L’Ange avait laissé tomber