Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/357

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les citoyens : car comment, l’ayant compris, ne l’adopteraient-ils point d’emblée ? « Que ne puis-je, s’écrie-t-il avec une ardeur douloureuse, que ne puis-je exposer ce projet aux yeux de tous les Français à la fois ? Que ne peut-on recueillir les avis individuels de tous les citoyens ensemble ? Ce n’est plus à un roi, comme il le faisait hier, que L’Ange s’adresse ; ce n’est pas à un puissant de ce monde, à un riche bienfaiteur inconnu, comme y sera contraint Fourier. C’est la grandeur de la Révolution que tout rêve y soit proposé à tout homme, que toute pensée y soit confiée à tous.

Le système de L’Ange ne laissa pas les esprits indifférents. Les objections lui vinrent nombreuses, et il y répondit avec une grande force. On craint que la Compagnie ainsi constituée ne ressemble bientôt aux compagnies monopoleuses d’ancien régime ? Mais celle-ci sera « entée sur la nation » et soumise partout au contrôle du peuple, des chefs de famille. On croit que la bourgeoisie riche ne voudra pas mettre ses fonds dans une entreprise qui ne sera pas très rémunératrice pour le capital et qui aura d’ailleurs pour effet de briser le mercantilisme où cette bourgeoisie est intéressée ? Mais ce n’est pas d’une oligarchie, c’est de la démocratie elle-même, c’est des petits possédants que doit venir le capital. Les dix-huit cent millions pourront être souscrits par neuf cent mille souscripteurs.

On redoute que les intérêts vitaux de la nation soient remis à de tumultueuses assemblées délibérantes ? Mais au contraire ces délibérations sérieuses et substantielles des chefs de famille donneront partout l’exemple du calme, de la sagesse et de la méthode : « Vous verrez les inconvénients attachés aux assemblées du peuple réduits à leur moindre mesure et les avantages portés au contraire à leur mesure la plus grande, parce que ces assemblées se tiendront par sections, et que chacune sera bornée à des hommes mariés. »

Non, non : il n’y a plus à hésiter ; que la Commune de Lyon fasse sien le projet et qu’avec son autorité grande elle le recommande à la Convention. Et c’est presque d’un ton de Messie pauvre, à la fois humble et superbe, que L’Ange adjure ses concitoyens : « Vous aurez la gloire de terminer cette guerre (la guerre civile des intérêts) ; Messieurs, vous la terminerez si vous offrez au Corps législatif les moyens que le ciel vous indique par moi, parce que, en pareil cas, il ne se sert pas des grands. » C’est le premier balbutiement de ce messianisme socialiste qui va continuer pendant trois quarts de siècle en de grands et nobles esprits et que la dialectique de Marx transférera au prolétariat. L’Ange n’entraîna pas la Commune de Lyon dans son système. Il était trop compliqué pour ces jours de crise aiguë, et il était prématuré. Il supposait d’une part un élargissement des conceptions capitalistes, de l’autre un sens de la coopération, de la mutualité, qui ne pouvait se développer qu’en des temps plus calmes et par une lente évolution.

C’est par des moyens plus brutaux et plus simples, c’est par l’utilisation immédiate de la force de l’État taxant les denrées ou même au besoin absorbant