Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/372

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mée. Elle reposait autrefois sur deux forces : la culture du blé, l’élève du bétail, qui donnait au pays le cuir et la laine dont avaient besoin ses manufactures. La vie économique de la France avait ainsi en elle-même son centre d’équilibre et son point d’appui. Elle pouvait commercer avec le dehors, exporter le superflu de ses produits ; mais c’est dans la stabilité de sa vie intérieure et nationale qu’était sa force. Au contraire, elle a aujourd’hui moins de troupeaux ; elle doit acheter au dehors ses laines et ses cuirs ; elle est donc davantage à la merci d’innombrables crises, et si c’est avec un papier déprécié qu’elle est obligée d’acheter au dehors, le déséquilibre naissant se trouve subitement aggravé. Est-ce à dire que Saint-Just condamne l’évolution économique de la France et veut rétrograder à une sorte d’état semi-pastoral ? Pas le moins du monde. Il croit, au contraire, à l’irrésistible force d’expansion du travail, de la production et des échanges. Mais il croit aussi que ces transformations sont dangereuses, qu’elles peuvent compromettre la vie profonde du pays si l’État, avec sa haute prévoyance, n’intervient pas pour les régler. C’eût été son devoir, par exemple, de ne pas laisser se perdre ou s’affaiblir l’élève des troupeaux, de ne pas laisser la France à la merci des marchés étrangers pour ses cuirs et pour ses laines, pour les matières premières de sa fabrication. Mais quel trouble ne devait pas jeter la surabondance du signe dans un pays qui, déjà, et avant même la Révolution, se livrait à une audacieuse transformation économique et bouleversait lui-même ses habitudes !

Et voici, en outre, que l’état de guerre achève de révolutionner tout le système de l’économie. Il semble que la France ne produise plus que pour forger des armes, nourrir et vêtir grossièrement des légions innombrables de soldats. Sera-ce donc là le régime définitif ? La France renoncera-t-elle aux joies délicates de la vie et aux splendeurs du luxe ? On pourrait le craindre, à voir comment, à la tribune même de la Convention, on dénonce comme un crime le luxe des « laboureurs », des grands fermiers. Non, la France ne s’acclimatera point à une vie purement militaire ou spartiate. Ainsi c’est un large développement de richesse que prévoit Saint-Just. Il faut seulement que l’État, en restreignant les émissions démesurées d’assignats qui faussent tout, et en veillant à ce que l’agriculture française offre à l’industrie des produits assez variés et une base assez large, assure l’équilibre et l’ordre dans cette richesse grandissante. Comme nous sommes loin du prétendu « ascétisme » révolutionnaire ! Et comme Saint-Just a un sens de la vie économique et sociale plus large, plus moderne que Robespierre ! Qu’on lise et qu’on médite ce discours puissant, plus sombre parfois que la réalité, mais tout passionné de vie.

« Ce qui a renversé en France le système du commerce des grains depuis la Révolution, c’est l’émission déréglée du signe. Toutes nos richesses métalliques et territoriales sont représentées : le signe de toutes les valeurs