Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/441

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Ô pauvres esprits aveuglés et se dupant eux-mêmes ! Pauvres politiques avertis par les premiers coups du destin, qui peuvent encore mettre ordre à leurs affaires, mais qui, pour se persuader vaniteusement à eux-mêmes que leur crédit est intact, vont droit à la faillite entière !

Partout la puissance de la Gironde fléchissait. Elle avait eu, avec Garat et avec Pache, avec le nouveau ministre de la justice et le nouveau ministre de la guerre, de graves mécomptes. Elle s’était imaginée qu’ils seraient des hommes à elle, et ils se détournaient d’elle dès les premiers jours. C’est Pache qui avait remplacé Servan malade, à la guerre. Il avait été le commis de Roland, et sa simplicité, sa modestie, ses habitudes de silence, de douceur et d’ordre avaient persuadé à Roland, observateur très superficiel, qu’il avait en Pache un instrument commode.

« Pache, écrit Mme  Roland, porte le masque de la plus grande modestie ; elle est même telle, qu’on est porté d’adopter l’opinion qu’il paraît avoir de lui et ne pas le prendre pour une grande valeur. Mais on lui tient compte de cette modestie, quand on découvre qu’il raisonne avec justesse et qu’il n’est pas dénué de connaissances… Un homme qui parle peu, qui écoute avec intelligence tout ce dont on peut traiter et se permet quelques observations bien placées, peut aisément passer pour habile. Pache s’était lié avec Meunier et Monge, tous deux de l’Académie des sciences ; ils avaient même fondé une société populaire dans la section du Luxembourg, dont l’objet, disaient-ils, était l’instruction et le civisme. Pache était fort assidu dans cette société ; il semblait consacrer à la patrie comme citoyen tout le temps qu’il ne donnait point à ses enfants, et qui séparait les leçons de cours public auxquelles il les conduisait.

Il entra au cabinet de Roland, mais en refusant toute espèce de titre ou d’appointements… Il arrivait tous les matins à sept heures, avec son morceau de pain à la poche et demeurait jusqu’à trois heures sans qu’il fût possible de lui faire jamais rien accepter, attentif, prudent, zélé, remplissant bien sa destination, faisait une observation, plaçait un mot qui ramenait la question à son but, adoucissait Roland quelquefois irrité des contradictions aristocratiques de ses commis.

C’est sur la recommandation de Roland qu’il succéda à Servan au ministère de la guerre ; et tout de suite les Roland s’aperçoivent avec dépit qu’il n’est pas tout à eux, qu’il ne vient pas chercher chez eux le mot d’ordre, et qu’il s’entoure volontiers d’amis de Danton :

« Nous imaginâmes d’abord qu’une sorte de crainte de paraître la créature de Roland, et le mouvement de l’amour-propre étaient la cause de cette conduite. Mais j’appris que cet homme qui n’acceptait jamais les invitations de son collègue sous le prétexte de la retraite dans laquelle l’obligeait de vivre la multiplicité de ses travaux, recevait à sa table Fabre, Chabot et autres Montagnards, s’environnait de leurs amis, plaçait leurs créatures, tous