Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/536

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« Pour ma part, dit Kant, j’ai plus de confiance dans la théorie qui résulte du principe même du droit, et qui est appelée à régler les rapports des États comme des hommes. J’ai confiance qu’elle saura peu à peu imposer aux dieux de la terre comme maxime d’action de régler les différends d’État à État de façon à préparer ce lien universel de droit entre les nations, cet État universel des peuples et à en rendre possible la réalisation… Je ne puis tenir la nature humaine pour si enfoncée dans le mal que la raison morale pratique ne puisse triompher enfin après bien des tentatives infructueuses. »

Il compte sur la « nature des choses » qui servira, par de dures expériences, les exigences morales de la raison. Sous l’effroyable continuité des chocs, et sous le poids des croissantes dépenses de guerre, l’humanité cherchera enfin à sortir de « l’enfer des maux de la guerre ».

« Quoique nos maîtres du monde ne puissent consacrer à l’éducation publique les sommes dévorées par la guerre, ils trouveront un jour de leur intérêt d’encourager les pénibles efforts des peuples vers la paix. Et enfin la guerre deviendra peu à peu non seulement si artificielle et d’une issue si incertaine, mais si coûteuse par le fardeau croissant des dettes d’État (une invention récente) que les États iront au devant des décisions arbitrales et se disposeront en un seul et immense corps d’État dont l’histoire n’offre jusqu’ici aucun modèle. »

Ainsi, pour le dur et nécessaire avènement de la paix internationale, comme pour le progrès de la liberté et de la justice en chaque nation, la confiance de Kant est fondée, non sur la complaisance de l’imagination au bien souhaité, mais sur la certitude d’une double action à la fois mécanique et morale qui déploiera ses effets dans les siècles. La pensée de Kant est ainsi comme un port ouvert sur la Révolution française, mais dont aucune tempête, aucune vague furieuse ou forte n’ébranlera les jetées. Même quand le conflit de la Révolution et de l’Europe aura déchaîné la guerre, il restera immuable en sa certitude de la paix. Il attendra, avec une sorte de fermeté stoïque et sobre de l’esprit, que la nature, par l’extrême tension des ressorts belliqueux et la lassitude des antagonismes exaspérés, ait ouvert la voie à la conscience et à la raison. L’éducation de l’humanité se fera par la culture intérieure et la réflexion, elle se fera aussi par la douleur.

Vaste et hardie est la pensée de Herder, mais sans application précise immédiate, sans force d’impulsion. De sa philosophie audacieuse et puissante ne se dégage aucun programme d’action. D’abord, plus que tout autre, ce pasteur au grand et libre esprit, mais qui prêchait à la Cour et qui enseignait le christianisme, évitait, si l’on peut dire, la pensée directe et agressive. Ce n’était point prudence ou pusillanimité. Kant le félicite justement de la liberté d’esprit dont il donne courageusement l’exemple aux hommes de son état. Sa conception générale du monde est pénétrée de naturalisme et de panthéisme et elle annonce le transformisme.