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Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/544

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assisteront-ils, comme à une pièce de théâtre, à une Révolution qui est pour eux comme un terrible miroir ? Peuvent-ils demeurer inactifs quand on leur démontre, non plus par de vaines spéculations imprimées sur du papier, mais par le fait même, qu’il dépend à tout moment de leurs peuples de leur refuser l’obéissance et d’opposer à leurs bras des millions de bras armés ? qu’ils ne peuvent plus même compter sur leurs troupes soldées, et que ni le droit héréditaire, ni le couronnement, ni l’onction sainte ne gardent quelque valeur quand il vient à l’esprit de la nation de se donner une Constitution nouvelle ? Je le répète : les souverains les plus puissants de l’Europe vont-ils assister en simples curieux, comme Néron à l’incendie de Rome, à une Révolution qui leur présage leur propre destin ou celui de leurs successeurs ? Et si, comme il n’y en a que de trop de raisons, on aboutit à une guerre sociale universelle, quel sera le sort de la France ? »

Ailleurs, il se demande si la longue servitude où la France a vécu n’a pas laissé en elle des impressions presque ineffaçables. « À mon avis, il en est de la servitude comme de la santé. Un peuple qui pendant des siècles a été courbé sous le joug d’un pouvoir arbitraire et qui a été d’un enthousiasme fervent pour des rois responsables seulement devant Dieu, si on le déclare libre d’un coup, c’est comme si on voulait déclarer sains des hommes maladifs, énervés par les excès ou affaiblis par un travail excessif et une mauvaise nourriture. La liberté dépend, comme la santé, de deux conditions nécessaires et qui doivent être réalisées ensemble : d’une bonne Constitution et d’un bon régime de vie. Or on peut donner la première à un peuple ; mais il ne peut être plié à l’autre que par l’action prolongée des lois. » Mais, malgré tout, il affirme sa sympathie pour la Révolution. C’est avec des précautions infinies et un balancement continuel que tantôt il la loue et tantôt il met le peuple allemand en garde contre l’esprit de système de l’Assemblée Constituante. J’incline à croire qu’en son esprit bienveillant et indécis, Wieland reflétait exactement à cette date l’indécision générale de l’Allemagne. « Qu’un peuple maltraité pendant des siècles, quand enfin la mesure de sa patience est comble, se soulève du fond de sa misère et prenne soudain conscience de l’infinie supériorité de sa force sur celle de ses oppresseurs, c’est ce qui s’est souvent produit. Mais qu’une grande nation qui se voit dans la nécessité de faire valoir contre ses tyrans le droit de la force, use de sa force avec tant de sagesse, et, après avoir invoqué les droits imprescriptibles de l’homme et du citoyen, se donne une Constitution qui repose sur le solide fondement de ces droits, et qui dans toutes ses parties forme un tout lié, d’accord avec soi-même et avec la fin de la société civile : voilà ce que le monde n’avait pas encore vu, et la gloire d’avoir donné cet exemple semble bien réservée à la France.

« Rien d’étonnant par suite que, dès le premier moment d’une révolution si grande, si inouïe et qui ne fut jamais tenue pour possible, non seulement l’attention universelle de l’Europe ait été saisie par cet étonnant spectacle,