Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/545

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mais aussi que parmi tant de millions de spectateurs étrangers qui n’y avaient aucun intérêt immédiat, il s’en soit trouvé bien peu qui dans les premiers jours ne se soient sentis poussés par un mouvement instinctif et presque involontaire à prendre une part sympathique à l’événement, à approuver les nobles hommes que leur caractère, leur courage et la force éminente de leur esprit mettaient à la tête de la grande nation éclairée, généreuse, spirituelle et vaillante qu’un despotisme intolérable avait exaspérée, et à en attendre le succès avec une inquiétude inaccoutumée et un mouvement de passion plus ou moins vif.

« Sans doute, cette sympathie était chez plus d’un spectateur la suite naturelle de leur conviction intime que la cause du parti populaire en France était la bonne, qu’elle était la cause de toute l’humanité, et de là vint qu’ils ne se laissèrent troubler par aucune des complications de la bataille, même par des événements qui excitaient l’universelle désapprobation, et qu’ils restèrent fidèles à leur désir de voir une grande nation, toute proche de l’entière dissolution politique, renaître à la vie par la liberté et par une Constitution conformée des principes rationnels et vrais. »

Il me plaît, je l’avoue, de voir dans ce miroir trouble encore de l’Allemagne, la grande image un peu pâlie et incertaine, glorieuse cependant, de la France révolutionnaire. Wieland note que dans cette sympathie première de l’Allemagne pour la Révolution il y a beaucoup de l’attrait naturel à l’homme pour le drame ; mais les premiers désordres, les premières violences de la rue déconcertent une partie de ces sympathies : « Je trouve donc naturel que le point de vue d’où la Révolution française fut jugée d’abord par presque toute l’Allemagne se soit modifié et que le nombre grossisse sans cesse de ceux qui croient que l’Assemblée nationale va beaucoup trop loin dans ses mesures, qu’elle procède injustement et tyranniquement, et qu’elle substitue un despotisme démocratique au despotisme aristocratique et monarchique. »

Ainsi les esprits flottaient. Les Allemands n’auraient pu bien juger la Révolution que si eux-mêmes avaient cessé d’être spectateurs pour devenir acteurs. Ils auraient compris alors toutes les nécessités de la lutte et ils en auraient ressenti toutes les passions. Mais si tous regardaient, nul ne songeait à agir. De bonne heure, un flot de calomnies contre la Révolution inonda l’Allemagne. Les premiers émigrants représentaient la Constituante comme un ramassis de coquins imbéciles conduits par quelques scélérats avisés. Et ils exploitaient notamment la fâcheuse renommée que ses longs désordres avaient infligée à Mirabeau. Wielan s’élève contre ces polémiques grossières et basses.

« Qui se souvient, demande-t-il, quelques siècles après les grands mouvements d’émancipation, du degré de vertu de ceux qui combattirent pour la liberté ? »