Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/588

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Il a bien compris, d’une vue pénétrante et nette, que l’Allemagne ne suivra pas. Il constate, il répète, comme pour se rappeler lui-même à la prudence, qu’elle n’est pas prête pour une Révolution analogue à celle de la France ! Même dans ces régions du Rhin sur lesquelles le souffle de la France passait ardent encore, il n’y a que des pensées mesquines et des mouvements ineptes. À Mayence, c’est la grande querelle des ouvriers de métier et des étudiants qui, un soir, dans une auberge, avaient enlevé des filles réservées aux artisans. L’électeur de Mayence, les prêtres qui gouvernaient avec lui, laissaient se produire ces désordres misérables, pour épuiser en de viles agitations toute l’ardeur combative du peuple mayençais, et aussi pour avoir un prétexte commode à répression vigoureuse et à avertissements sanglants.

Que faire contre cette connivence de la sottise populaire et de la rouerie sacerdotale ? Attendre, se ménager, ne pas livrer sa vie et celle des siens au hasard des flots sombres et lourds. Pourtant, il commence à tâter un peu l’opinion de son entourage, et il laisse échapper en quelques paroles brèves des pensées hardies, où perce sa connaissance des grands intérêts européens.

« Que vous semble, écrit-il à Heinse, le 30 juillet 1789, de la Révolution française ? Que l’Angleterre la laisse tranquillement se produire, c’est beaucoup de loyauté ou bien peu de politique. La République de vingt-quatre millions d’hommes donnera bien plus à faire à l’Angleterre que le despote avec un pareil nombre de sujets. Mais il est beau de voir ce que la philosophie a mûri dans les têtes, et ce qu’elle a réalisé dans l’État sans qu’il y ait un exemple qu’un changement aussi complet ait coûté aussi peu de sang et de ruines. Ainsi c’est bien là la voie la plus sûre : instruire les hommes sur leur véritable intérêt et sur leurs droits ; tout le reste vient ensuite comme de lui-même. »

Que les amis et la famille de Forster se rassurent donc. Ses pensées les plus hardies ne vont pas pour l’Allemagne au delà d’une œuvre lente et prudente d’éducation. Le 28 août, il semble trouver téméraires et excessives les premières démarches de la Révolution.

« La Révolution française est commencée, mais non finie. Pourvu qu’on n’aille pas trop vite ! Il est bien certain que la suppression complète de la noblesse devait causer un grand trouble, plus d’un noble n’ayant absolument d’autres revenus que ceux qui proviennent des droits seigneuriaux. Mais il est impossible d’espérer la perfection ; c’est bien assez si quelque chose de bon en son genre et de grand se produit enfin. »

Quelle sympathie discrète encore et mesurée ! Et où saisirions-nous mieux les hésitations, les lenteurs de la conscience allemande qu’en ce vif esprit qui en est tout appesanti ? Mais les thèmes de réaction et de compression qui commencent à se multiplier en Allemagne, par un instinct obscur de défense contre la contagion révolutionnaire, indignent Forster.