Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/620

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les plus avisés comprenaient bien en Allemagne que, pour prévenir un soulèvement analogue à celui de la France, il faudrait réaliser quelques réformes, alléger le fardeau du peuple. Quelques souverains de petits États, notamment le fantasque et despote margrave de Hesse, eurent bien la pensée qu’il suffirait de mesures répressives pour écraser les germes de Révolution. Et, en quelques points, la liberté de la presse, dont s’enorgueillissait depuis un tiers de siècle l’Allemagne de l’Aufklaerung, parut menacée. Il fut interdit de parler politique dans les cabarets et les auberges. « Dans les hôtelleries, il n’y a plus maintenant, disait une Revue satirique, qu’une différence entre les hommes et les bêtes : c’est que les hommes paient. » Le secret de la correspondance fut parfois violé. Mais l’Allemagne tenait à la liberté de la pensée, et la réaction s’arrêta.

Ainsi, peu à peu, même par les journaux et les revues qui combattaient la Révolution, les idées de celle-ci se répandaient. Et les gouvernements sentaient approcher l’heure des concessions nécessaires. Dans le Nouveau Muséum allemand, Schlosser, le serviteur et conseiller du margrave Frédéric de Bade, invitait les souverains à la prudence, à la prévoyance.

« Espérons, écrivait-il, qu’en Allemagne on sera plus sage qu’en France. Il est impossible d’empêcher le peuple de constater, par l’exemple même des Français, que les choses pourraient aller autrement qu’elles ne vont, et il faut que le penchant à l’obéissance reste assez fort pour neutraliser les impulsions contraires. Or, pour fortifier l’habitude de l’obéissance il faut que les princes fassent à temps les réformes indispensables : juste diminution des impôts, limitation des ravages du gibier, adoucissement des corvées, assistance pour les pauvres, facilités plus grandes données au travail, ferme surveillance des employés de l’État, justice plus rapide, voilà maintenant la seule éloquence qui puisse détourner les sujets de la révolte. »

Ainsi, malgré tout, les idées cheminaient, et d’innombrables semences tombaient dans les sillons ouverts.

Même, à l’épreuve de l’action, la haute pensée allemande devenait plus virile… Bien des esprits sans doute se repliaient, se retiraient. Mais d’autres prenaient leur parti de l’inévitable brutalité des grands mouvements humains. Ils maintenaient et élevaient toujours plus haut, contre les fureurs et les menaces croissantes de la réaction, l’idéal du droit et de la liberté, et ils faisaient ainsi, dans l’ordre de la pensée, l’apprentissage du combat.

Pestalozzi, averti par l’expérience, renonçait à procurer le bien du peuple par la sagesse et la bonté des dirigeants. Non, les princes, les seigneurs, les baillis n’étaient presque tous que des égoïstes et des aveugles. Le peuple ne pouvait être sauvé par les chefs qui l’avaient exploité jusque-là. Il fallait donc qu’il se sauvât lui-même. Et qu’était la Révolution française, sinon cet effort de salut du peuple par lui-même ? Aussi, donnant congé au Junker Arner et au pasteur de Bonnal, Pestalozzi, par une révolution héroïque de sa pensée,