Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/621

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

se donnait tout entier au mouvement révolutionnaire. Dans un livre sur la Révolution, auquel il mit le titre significatif de Oui ou Non, il affirme qu’il faut prendre parti, et il prend parti. Il sera jusqu’au bout, même au travers de leurs violences et de leurs fautes, avec les révolutionnaires.

« Tombe la tête des rois, si le sang royal ainsi versé appelle sur les droits de l’homme l’attention des peuples ! » Ceux-là aiment médiocrement les hommes souffrants, ignorants, accablés, qui ne leur pardonnent ni les égarements ni même les crimes dans leur marche difficile et troublée vers la lumière et le droit. Ainsi des sources profondes de pitié, d’humanité, qui longtemps en silence alimentèrent l’âme de Pestalozzi, jaillit enfin l’énergie révolutionnaire. Il se rencontrait à Zurich, au commencement de 1793, avec Fichte, et ces deux esprits ardents mêlèrent leur flamme.

Fichte, disciple de Kant, mais plus audacieux que son maître à se jeter aux luttes de la vie, s’était passionné pour la Révolution française. La philosophie de Kant mettait toute la dignité de l’homme dans la liberté de la pensée, dans l’autonomie du vouloir. Mais, se demande Fichte, que deviendra cette liberté de la pensée et du vouloir, si la Révolution succombe ? Ce n’est plus avec le libéralisme avisé d’un Frédéric II ou d’un duc de Weimar, c’est avec la fureur de la contre-révolution triomphante qu’aura à compter l’esprit humain. Les puissants feront violence à la pensée même pour en arracher toutes les secrètes racines révolutionnaires. Donc il faut lutter. Il ne suffit plus de défendre la pensée libre, comme le fait Kant, en la pratiquant avec une fermeté mesurée et inflexible. Il faut prendre l’offensive, dénoncer les sophismes et déjouer les complots de ses ennemis. Ainsi en Fichte l’animation de la crise révolutionnaire passionne la profonde philosophie kantienne de la liberté et la tourne en une force de combat. En cet homme intrépide et pauvre, qui traversait à pied toute l’Allemagne pour chercher les leçons qui le faisaient vivre, il y avait une sorte de fierté plébéienne à la Jean-Jacques, mais avec plus de tenue morale, de constance et de mesure.

C’est de Zurich, en 1793, que Fichte, âgé de 31 ans, lance à l’Allemagne son premier manifeste politique : « La liberté de pensée redemandée aux princes de l’Europe qui l’opprimèrent jusqu’ici ». Le livre est daté « d’Heliopolis », ou « la Cité du Soleil », dans la dernière année des vieilles ténèbres (1793). Il n’est point signé, mais Fichte annonce qu’il ne tardera pas à se nommer.

Donc, ce qu’il réclame, c’est le droit illimité de l’esprit. Il évitera toute parole offensante pour des princes dont plusieurs, en Allemagne, ont su respecter la liberté de la pensée. Il évitera aussi toute vaine bravade. Mais il affirmera, en son intégrité, le droit humain, qui commence d’ailleurs à s’annoncer et qui s’ébauche. Il n’est plus possible d’arrêter le mouvement d’émancipation.

« L’humanité a fait, en notre siècle, surtout en Allemagne, beaucoup de