Aller au contenu

Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/744

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mérique nature de l’homme primitif et abstrait si cher aux philosophes français du dix-huitième siècle. C’est l’ensemble des instincts sociaux et familiaux tels qu’ils s’affirment dans les sociétés modernes et chrétiennes. Oui, mais que signifient ces effusions de rhétorique sentimentale ? Que signifie cette lave débordante d’orgueil anglais que Taine a recueillie, refroidie et figée en quelques formules pesantes ?

Il est bon pour un peuple de pouvoir considérer la liberté politique comme un héritage ; il est bon, suivant une expression familière, qu’il l’ait dans le sang. Burke compromet un peu cette idée, lorsque, obsédé par l’esprit aristocratique des institutions et des mœurs anglaises, il en vient à se figurer la liberté comme une noble dame qui a ses portraits de famille et ses parchemins. On se rappelle vraiment trop à le lire, que cet orgueil de la liberté, qu’il confond enfin avec l’orgueil de la noblesse, n’était permis qu’à une minorité infime de privilégiés. La noble dame a des audiences, mais où le peuple n’est pas introduit, et il faut avoir des blasons comme elle pour être admis à faire sa cour. Noble liberté, dites-vous, mais guindée, rare et hautaine, qui fait presque regretter l’orgueil plus expansif de ceux que vous appelez les parvenus. D’ailleurs, il ne s’agit point de formuler la loi historique qu’a suivie jusque-là le développement anglais. Voici le vrai problème : Que doit-on penser de la Révolution française ? Et quelle attitude doivent prendre les Anglais à l’égard de ceux qui essaient d’en propager et d’en acclimater les principes en Angleterre ? Or, à ce problème la pompeuse déclaration naturaliste et familiale de Burke ne fournit même pas un commencement de réponse. La question est de savoir si les Français, eux, trouvaient dans leur héritage, dans le legs historique que leur faisaient les siècles assez de libertés, assez de garanties pour qu’ils n’aient qu’à recueillir cet héritage et à l’agrandir patiemment. Car, si depuis deux siècles, c’est un absolutisme croissant qui pèse sur eux, si c’est un legs accumulé de servitude et d’arbitraire que les générations se transmettent, comment Burke peut-il juger la Révolution française sur un type d’évolution historique et de sage accumulation qui ne convient pas à la France ? Oui, le peuple français est obligé d’être, à ses risques et périls, le parvenu de la liberté. Voilà plus de deux cents ans que les États généraux sont tombés en sommeil, voilà plus de deux cents ans que la monarchie, entourée de privilégiés, opprime de plus en plus la nation. Ferez-vous au peuple français, en vertu des lois d’hérédité et des lois d’héritage, une obligation d’accepter sans résistance tout cet immense déficit de liberté ? La loi souveraine de la continuité n’est pas rompue pour cela. Le peuple français ne peut, pas plus qu’un autre peuple, se séparer de son passé. Lui aussi, il hérite de l’effort des ancêtres, il hérite de cette unité française qui donne à toutes les idées une si merveilleuse puissance de vibration, il hérite de cette philosophie lumineuse qui va aux principes mêmes des choses et à l’origine des institutions. Voilà son héritage ; et la Révolution n’est pas un accident, elle n’est pas la création