Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/774

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vigueur d’une race partiellement libre et qui veut l’être tout à fait. En Wordsworth aussi, c’est d’abord la même allégresse juvénile, la même joie matinale, puis la même et dure épreuve, le même dur combat.

Lorsque, âgé de vingt-cinq ans, Wordsworth visita la France, c’était à la veille de la grande fête de la Fédération, en juillet 1790. Et partout, sur les champs et les prairies, comme sur les cités ardentes, il y avait un rayonnement de joie fraternelle. Quand les hommes de ce temps parlent de la nature avec une solennité attendrie, il nous semble parfois que leur langage est déclamatoire. Mais c’était l’effusion d’une sensibilité toute jeune qui associait le monde même à l’allégresse de la liberté naissante. En l’âme de Wordsworth se réfléchissent ces clartés sereines, comme en un lac profond et pur se réfléchit l’espace pur et profond.

« Le hasard nous fit aborder à Calais juste la veille du grand jour de la Fédération, et là, dans une ville moyenne, dans un faible groupement, nous vîmes quel est le resplendissement du visage humain quand la joie d’un homme est la joie de dix millions d’hommes. De là nous nous dirigeâmes vers le sud, coupant tout droit à travers les hameaux et les bourgs, tout éclatants encore des reliques de la fête, fleurs qui se fanaient aux arcs triomphaux, aux fenêtres enguirlandées. Trois jours durant, par les routes publiques, par les chemins de traverse qui abrégeaient notre fatigant voyage, par les villages écartés, nous allâmes, et nous trouvâmes partout la bienveillance et la joie répandues comme un parfum quand le printemps n’a pas laissé un coin du pays sans le toucher, tandis que les ormeaux, allongés en file de plusieurs lieues, avec leur ombre légère, sur les routes majestueuses de ce grand royaume, bruissaient au-dessus de nos têtes, mêlés dès lors à nos souvenirs, à notre vie, comme si encore et toujours nous marchions lentement sous leur feuillage. Quelle douceur et quelle plénitude de joie, en ces premières heures de la force juvénile, de nourrir en soi une tendre mélancolie de poète, et de caresser des idées de tristesse, aux modulations variées du vent qui inclinait les cimes flottantes ! C’était un charme plus grand encore de voir en plein air, sous l’étoile du soir, les danses de la liberté ; elles se prolongent jusqu’au plus épais de la nuit, ces danses agiles, sans souci des spectateurs aux cheveux gris qui épuisaient leur poitrine à gronder. »

C’est vraiment la jeunesse d’une nation, la jeunesse d’un monde, et de la terre de France foulée aux pieds des danseurs montait un parfum enivrant, comme des prairies le soir. Écoutez encore ce chant juvénile : Wordsworth descend la Saône et le Rhône, admirant avec son compagnon le fleuve sinueux ou rapide, la succession des profondes et majestueuses vallées.

« Et nous, couple solitaire d’étrangers, nous fûmes, jusqu’à la chute du jour, entourés d’une troupe joyeuse de ces hommes maintenant émancipés, armée riante de voyageurs, délégués qui revenaient des grandes fiançailles célébrées tout récemment dans leur cité capitale, à la face du ciel. Comme