Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/780

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du libéralisme anglais et de la grande philanthropie de Wilberforce. Depuis deux ans, il n’avait pas revu l’Angleterre.

« Patriote du monde, comment allais-je me glisser de nouveau dans l’ombre des forêts qui avaient été jadis ma retraite harmonieuse, et retrouver ma communion d’âme avec la nature ? Il me plaisait mieux d’aller dans la grande cité où je trouvais l’atmosphère toute ébranlée encore par la première attaque mémorable qu’une vigoureuse levée d’humanité avait dirigée contre les trafiquants de la vie des noirs ; effort qui, quoique vaincu, avait rappelé à la nation les vieux principes oubliés, et répandu en elle une chaleur nouvelle de vertu. Pour moi, je reconnais que cette lutte spéciale n’avait pas le pouvoir d’enchaîner mes affections ; et son échec n’excitait pas en moi une grande douleur, car je portais avec moi la foi que si la France réussissait, des hommes de bien ne se dépenseraient plus inutilement pour l’humanité, et que cette branche pourrie de l’ignominie humaine, objet, me semblait-il, de peines superflues, tomberait avec tout l’arbre dont elle faisait partie.

« Quelles furent les émotions de mon cœur lorsque l’Angleterre en armes alla, ô pitié et honte ! mettre en ligne sa force, née de la liberté, avec les puissances confédérées ! »

Voilà comment la Révolution française agrandissait le génie anglais, en élargissait, si je puis dire, la méthode. Si haute que soit la question de l’émancipation des nègres, il semble à Wordsworth qu’elle ne vaut presque pas qu’on se passionne pour elle, ou qu’on s’applique du moins à la résoudre à part, qu’elle n’est qu’un élément d’une question humaine beaucoup plus vaste, dont la France révolutionnaire tient en main la solution. Ce n’est plus le progrès partiel, la réforme limitée qui sollicite les grands esprits : c’est l’universalité du droit, supérieur à la spécialité des problèmes et à l’égoïsme des nations.

L’accent de Robert Burns est plus âpre. Il n’était pas, quand éclata la Révolution, un adolescent comme Coleridge, un jeune homme comme Wordsworth. Il avait quarante ans et il avait beaucoup souffert. Fils d’un pauvre fermier écossais, il avait éprouvé l’orgueil et la dureté des nobles et des riches, des grands possédants, et déjà, avant le mouvement révolutionnaire de la France, il avait écrit des vers de douleur et de révolte.

« Son Honneur possède tout dans le pays : ce que les pauvres gens des cottages peuvent se mettre dans le ventre, j’avoue que cela passe ma compréhension… Notre gentry se soucie aussi peu des bêcheurs, terrassiers et autre bétail, ils passent aussi fiers près des pauvres gens que moi auprès d’un blaireau pourri. J’ai vu le jour d’audience de notre maître et j’en ai été attristé ; les pauvres tenanciers maigrement pourvus d’argent, comme ils doivent supporter l’insolence de l’intendant ! Il frappe du pied et menace, maudit et jure qu’ils iront en prison, qu’il saisira leur bien ; tandis qu’ils doivent se tenir debout avec un aspect humble, et tout entendre, et craindre et trembler. Je vois