Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/842

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plus vile. Il est bien vrai qu’ici le droit de propriété n’apparaît plus incontestable : il n’est pas démontré, en effet, que l’homme qui a produit tel objet est celui qui en fera le meilleur usage, qui en tirera, en somme, le plus de joie ; il n’est pas démontré surtout que, dans les échanges auxquels va donner lieu la part des produits qu’il ne consomme pas lui-même, il se conduit avec sagesse et dans le plus grand intérêt commun. Mais si chaque individu intervenait pour régler l’emploi des produits créés par un autre individu, ce serait une « anarchie universelle ». Et si les hommes intervenaient collectivement, ce serait une contrainte infinie et un « esclavage universel ». Cette seconde forme de la propriété doit donc, même si elle n’est pas toujours pleinement justifiée, garder un libre jeu.

Mais il est un troisième degré de propriété, « celui qui excite le plus la vigilante attention des hommes dans les États civilisés de l’Europe », celui qui est l’objet des convoitises les plus passionnées et des efforts les plus hardis.

« C’est le système, quelles qu’en soient d’ailleurs les formes particulières, qui donne à un homme la faculté de disposer des produits de l’industrie d’un autre homme. Il n’y a presque aucune espèce de richesse, de dépense ou de luxe existant dans une société civilisée, qui ne procède expressément du travail manuel, de l’habileté corporelle (corporal industry) des habitants du pays. Les productions spontanées de la terre sont peu de chose et ne contribuent que faiblement à la richesse, au luxe, à la splendeur. Tout homme peut calculer, à chaque verre de vin qu’il boit, à chaque ornement qu’il attache à sa personne, combien d’individus ont été condamnés à l’esclavage et à la sueur, à une incessante besogne, à une insuffisante nourriture, à un labeur sans trêve, à une déplorable ignorance et à une brutale insensibilité, pour qu’il ait ces objets de luxe. Les hommes s’en imposent étrangement à eux-mêmes lorsqu’ils parlent de la propriété qui leur est léguée par leurs ancêtres. La propriété est produite par le travail quotidien des hommes qui existent maintenant. Tout ce que leurs ancêtres ont légué aux possédants d’aujourd’hui, c’est une patente moisie qu’ils exhibent comme un titre à extorquer de leur prochain ce que leur prochain produit. »

Le problème est posé en termes d’une netteté terrible ; Marx lui-même n’a pas dit avec plus de force que c’est le travail, et le travail vivant, qui est le vrai créateur de toute richesse, et il faut se rappeler, si nous voulons comprendre la Révolution française dans toutes ses directions et dans toutes ses profondeurs, que, de l’aveu de Godwin lui-même, c’est l’ébranlement de la Révolution qui le décida à publier ces affirmations hardies, à donner corps à ces idées. Mais c’est la solution qui, pour Godwin, semble flottante. Les communistes d’aujourd’hui ne songent pas un instant à arrêter la production des objets de luxe, tout le travail délicat et puissant de l’industrie moderne. Ils veulent, au contraire, en transférant graduellement à la collectivité des tra-