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Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/179

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conduits ou plutôt entraînés à cette politique. Mais dans les premiers mois de 1793 elle les effraie. Ne risque-t-on pas de s’aliéner toute la bourgeoisie marchande ? Et si les cultivateurs sont liés par des taxes réglementant les échanges, ne cesseront-ils pas de souhaiter et d’acheter les biens nationaux ? Dès lors les racines par lesquelles la Révolution plongeait tous les jours plus profondément dans la terre peuvent sécher. En outre, où finit le commerce légitime, où commence l’accaparement ? Soulever ces problèmes c’est jeter la Révolution dans l’inconnu : c’est diviser la grande armée révolutionnaire, au moment même où elle doit faire face à des ennemis sans nombre au dedans et au dehors. Le 22 février, aux Jacobins, Robespierre le jeune, qui était certainement l’écho de son frère, disait : « Les discussions trop répétées sur les subsistances alarment la République », et à sa demande la société passait à l’ordre du jour. Ceux qui appelaient surtout l’attention du peuple sur la question des subsistances, ceux qui l’inquiétaient et l’affolaient en exagérant le péril ou en envenimant de leurs propos les souffrances de la crise, étaient bien près d’être considérés par le gros des Jacobins comme des intrigants qui cherchaient à décourager le peuple, à le détourner du grand combat révolutionnaire. Et c’est là ce qui exaspérait contre eux Marat. Celui-ci, qu’on le remarque bien, était un tempérament violent au service d’une politique modérée. Il voulait supprimer par tous les moyens, même par le glaive, les hommes, les partis qui lui paraissaient dangereux pour la liberté, mais il voulait aussi éviter les complications inutiles, toutes les démarches téméraires qui ajoutaient aux embarras de la Révolution. Il n’aurait voulu ni de la suppression du régime corporatif, qui troublait des intérêts et des habitudes, ni de la suppression des titres de noblesse qui exaspérait sans profit les vanités ; il s’était opposé à la déclaration de guerre : il s’était emporté contre ceux qui proposaient la suppression du budget des cultes : il avait demandé qu’en Belgique on ménageât les préjugés catholiques et les prétentions cléricales. Il écartait ainsi de la Révolution les dangers et les pièges : et il conseillait une politique prudente servie par des moyens sanglants. Or voilà que tout à coup des forcenés, ou des écervelés, ou des conspirateurs proposaient une taxation générale du blé qui allait ameuter contre la Révolution les marchands même honnêtes, les cultivateurs même patriotes ! Voici qu’au moment où il faut que la Révolution soit calme pour démentir les déclamations furieuses de la Gironde, des intrigants ou des stipendiés veulent imposer un système qui provoquera partout le soulèvement et le désordre ! Dans cette convulsion sociale la trahison des Girondins disparaîtrait ! Non ! non ! qu’on arrache le masque des pétitionnaires ! Il en est parmi eux qui sont des aristocrates infâmes, et les autres sont dupes ou complices !

Ainsi allait la pensée de Marat, et tout de suite, avec sa fougue de sincérité et de colère, et au risque de compromettre sa popularité terrible, il fonçait sur l’ennemi. Ce n’était pas un démagogue vulgaire, et M. Thiers, qui a dit