Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/189

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

saires. Vous avez vu à cette barre des citoyens égarés de Paris vous proposer des mesures révoltantes ; c’est leur ouvrage. Il y a cinq à six jours que la fermentation dans Paris est portée à son comble. Le peuple condamné à mourir de faim par les malversations des agents de la faction de Roland, a voulu apporter ses justes réclamations ; des émissaires de cette faction infernale se sont glissés parmi le peuple et ont excité les mouvements d’hier. »

Marat soutient la même thèse dans son journal. Il était de bonne foi. Il croyait que ces agitations feraient le jeu de la Gironde, et il concluait intrépidement que c’était elle qui les avait provoqués. Que l’esprit de l’homme est misérable ! Mais comment Marat, hanté par cette idée, obstiné à ce système, aurait-il pu désirer et provoquer volontairement les désordres du 25 et du 26 ? Il fut victime, cette fois, de sa phraséologie meurtrière. Et l’opinion, le prenant au mot, lui attribua une journée qu’il déplorait, à coup sûr, plus que personne.

Non, ce ne fut pas la journée de Marat : ce fut la journée de Jacques Roux. C’est lui qui fut, tout le long du mois de février, du fond de son quartier obscur des Gravilliers, l’inspirateur et l’organisateur de cette sorte de révolution des subsistances, qui semblait annoncer et même amorcer un mouvement social, cette « troisième révolution » dont parlera bientôt le journal de Prudhomme.

Après le 14 juillet et le 4 août qui frappent les nobles, après le 10 août qui frappe le roi, voici une troisième révolution qui frappera les riches. L’article maladroit de Marat vint à point pour Jacques Roux. Celui-ci ne se méprit certainement pas sur le sens de l’article et sur l’intention de Marat. Il comprit bien qu’il voulait lui barrer la route et escamoter, pour ainsi dire, en une procédure criminelle assez restreinte, le vaste mouvement de revendication sociale que, lui, voulait déchaîner. Mais ce sera toujours une tactique chez Jacques Roux de se servir de Marat, de se couvrir de sa popularité, au moment même où Marat le combat et le diffame ; et, en cette journée du 25 février, ce prêtre calculateur et concentré dut éprouver une sorte de volupté à savourer l’article de Marat. Il pouvait maintenant, sans trop de scandale, se réclamer de lui, et donner brusquement à son œuvre patiente, obscure et sournoise, le terrible éclat de popularité de « l’ami du peuple ». Chose curieuse ! Louis Blanc ne fait que mentionner en passant, dans son récit du mouvement de février, Jacques Roux : il ne voit pas du tout le sens social de ces journées ; il croit qu’elles sont presque uniquement dues à l’intrigue de l’étranger, à l’or de Pitt qui avait besoin qu’il y eût des troubles à Paris. C’est un procédé de polémique à peine supportable chez des contemporains. Ce n’est pas un jugement d’histoire. Louis Blanc ne comprend pas l’instinct des foules, la spontanéité du peuple. Et quand des événements ne rentrent pas dans le cadre de révolution qu’il s’est tracé, quand ils lui paraissent contrarier le plan révolutionnaire, il y voit aisément une intrigue de l’ennemi.