Sans doute, à la longue, l’équilibre se serait établi entre le prix surhaussé des produits et des matières et le prix du travail. À la longue aussi, les producteurs se seraient adaptés à l’état nouveau et n’auraient assumé que les entreprises pour lesquelles ils pouvaient s’approvisionner de matières premières, laissant aux grands monopoleurs marchands à devenir eux-mêmes de grands monopoleurs industriels. Mais la Révolution était une crise resserrée dans le temps comme dans l’espace. Il fallait que d’ici deux ans, trois ans, elle eût vaincu ou qu’elle disparût. Or, dans ces deux ou trois années décisives, tragiques, qui portaient sur leur base étroite les destinées du monde, l’équilibre ne pouvait pas se faire.
Voici, par exemple, le 6 avril, les cordonniers qui vont à la barre de la Convention. Ils annoncent qu’à cause de la hausse soudaine et démesurée des cuirs, accaparés d’ailleurs par quelques agioteurs, il leur sera impossible de fournir à l’armée les souliers pour lesquels ils ont soumissionné. Oui, avec le temps, il y aura une solution. Oui, les monopoleurs seront obligés de livrer la marchandise, ou les cordonniers ruinés céderont la place à d’autres plus prévoyants, ou plus heureux, ou plus capables de résister à une crise. Mais la guerre est là, guerre de vie ou de mort pour la liberté et pour la nation. Et presque toutes les entreprises, à cette date, même quand elles ne sont pas au service immédiat de la guerre, ont ce caractère passionné et pressant. La Révolution ne peut pas supporter qu’à toute la crise politique et sociale qu’elle soutient s’ajoute une crise fantastique des prix, déchaînant en mouvements convulsifs la misère et le chômage. Les ouvriers, appelés dans les sections, appelés à l’armée, enfiévrés d’un combat formidable contre l’univers conjuré, ne peuvent pas, à chaque jour, disputer avec l’entrepreneur, avec le propriétaire, pour ajuster leurs salaires à toutes les sautes des valeurs. Ils donnent à la Révolution leur âme, leur temps, leur pensée ; ils ont besoin d’une certaine sécurité économique. En tout cas, même s’ils obtenaient un relèvement de salaires au niveau des prix des denrées, ce ne serait peut-être qu’après des semaines ou des mois, et dans cet intervalle, c’est la bourgeoisie riche, marchande et capitaliste qui réaliserait le bénéfice énorme de la hausse. En sorte que dans la durée restreinte dont la Révolution disposait, la liberté commerciale absolue ne pouvait aboutir qu’à appauvrir la classe ouvrière au profit de la classe mercantile ; or la classe ouvrière était bien plus dévouée à la Révolution que la classe marchande et agioteuse. La Révolution devait intervenir dans le jeu économique si elle ne voulait pas laisser affaiblir les siens.
À cet instinct profond de conservation qui commençait à s’éveiller dans la conscience révolutionnaire, la journée du 25 février donna soudain plus de force. Il se fit jour sous des formes diverses, parfois confuses et médiocres, parfois vigoureuses et nobles. Dès le 25 février, à l’heure même où l’émeute battait son plein, et comme pour lui jeter une première satisfaction, Carra