Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/22

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Dans la proposition de Ducos, le peuple, avec ses innombrables assemblées primaires, commence à paraître. Et si un Girondin veut lui donner la puissance d’initiative, la Gironde presque toute entière se réserve évidemment de faire de lui, s’il est nécessaire, la puissance d’appel.

Mais Buzot recourut à une autre diversion, plus audacieuse à la fois et plus perfide. Il prit prétexte, le 4 décembre, des paroles de quelques pétitionnaires, pour faire soudain une motion d’ordre, évidemment préméditée :

« J’ai cru comprendre, par le discours du préopinant, qu’on voudrait insinuer dans l’opinion l’idée que des membres de cette assemblée désirent le rétablissement de la royauté en France. Eh bien ! pour écarter tout soupçon, je demande à la Convention de décréter que, quiconque proposera de rétablir en France les rois ou la royauté, sous quelque dénomination que ce puisse être, sera puni de mort. » Et le procès-verbal ajoute : « De nombreux applaudissements éclatent dans toutes les parties de la salle. L’Assemblée, presque entière, se lève en signe d’adhésion à la proposition de Buzot. »

C’était assez bien joué, si toutefois en ces jours terribles, où il fallait surtout de la loyauté et de la décision, le jeu le plus habile n’était pas maladroit. On reconnaît la tactique familière de Buzot. Tout en cherchant à écraser l’extrême-gauche, il tentait de paraître plus révolutionnaire qu’elle. C’est ainsi qu’il aggravait, dans le décret du 15 décembre, les dispositions contre les nobles de Belgique.

Mais, de plus, ici, il avait des arrière-pensées multiples. D’abord, sous couleur de frapper toute proposition royaliste, il donnait crédit aux accusations de dictature lancées par la Gironde contre Robespierre, Marat et Danton. Pourquoi la Convention aurait-elle porté la peine de mort contre quiconque proposerait de rétablir la royauté, si nul, en effet, ne songeait à la rétablir ? Ce décret constatait officiellement des ambitions et des prétentions factieuses. Et ce n’est pas les purs royalistes qu’il visait. Ceux-là, s’ils avaient parlé, auraient demandé ouvertement le rétablissement de la royauté, sous son nom de royauté. Mais en ajoutant, sous quelque dénomination que ce soit, Buzot visait et frappait ceux que, tous les jours, la Gironde dénonçait comme des aspirants à la dictature et au triumvirat.

Il justifiait par là la tactique incertaine et expectante de la Gironde au sujet du roi. Qu’importait, après tout, que la tête du ci-devant roi tombât, si tout un parti songeait à restaurer la royauté ? Ce n’est pas la disparition d’un homme qui pouvait rassurer les patriotes. Qui sait même si ceux qui témoignaient tant de hâte de frapper Louis n’avaient pas formé le dessein d’élever au trône un autre homme plus populaire ou moins compromis ? Qui sait si, en se débarrassant de l’ancien roi, ils ne voulaient pas faire place nette à la royauté ? Voilà l’insinuation formidable cachée dans la motion de Buzot : en Buzot, concentré et haineux, le génie de la calomnie fut parfois aussi profond qu’en Robespierre. Le montagnard Merlin de Thionville, tombant dans le piège,