Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/220

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mel de sursis, la sentence de mort serait immédiatement suivie de l’exécution, et dire : dans les 24 heures, n’ajoutait rien. Mais c’était, pour les trois révolutionnaires lyonnais, l’écho des paroles de Chalier, de sa véhémence sanglante, le reflet de la pétition.

Mais quoi ! le tyran est mort et la conspiration ne cesse pas ! et la misère s’acharne encore sur le peuple ! Ah ! que d’ennemis subsistent encore ! Les contre-révolutionnaires masqués, les prêtres, les riches ! Et comme, en une frénésie d’impuissance, s’exaltent l’âme et la parole de Chalier !

« Le tyran des corps est brisé : maintenant, s’écrie-t-il en jetant à terre un crucifix, il faut briser le tyran des âmes. »

Mot profond, et où la conscience lyonnaise se révèle. C’est le seul mot, dans toute la Révolution, qui ait cet accent et cette portée. Partout, ou presque partout, c’est à l’Église seule, c’est au sacerdoce que s’en prennent les révolutionnaires. Ou bien ils opposent le Christ à l’Église, ou bien ils le négligent comme un pauvre être subalterne dont la fourberie des prêtres a fait un dieu pour exploiter les hommes. Chalier seul a compris l’action directe du Christ : seul, il a senti dans le mysticisme lyonnais le contact intérieur et profond de Jésus et des âmes : le supplicié les émeut et les attire, non par l’artifice des prêtres, mais par la pitié, par la tendresse égarée et folle. Tyran des âmes ! c’est un mot de reproche et de colère, où il y a encore comme une secrète adoration. Par quelle fatalité faut-il qu’il détourne les humbles du chemin de combat, qu’il les absorbe et même qu’il les console ? Qu’il laisse donc aux hommes toutes leurs douleurs pour leur laisser toute leur révolte. Il devient, par sa tendresse attirante et fascinante, le complice des égoïstes, des riches, des prêtres avides. Il éblouit le peuple de sa bonté, et il le livre, sans le vouloir, aux tyrans de la terre. Qu’il soit frappé, lui qui fut peut-être bon, pour que les méchants soient frappés. Le peuple a assez longtemps pleuré son dieu ; il faut enfin qu’il se pleure lui-même ; qu’il se pleure et qu’il se venge et qu’il se délivre.

Chalier convoque la foule, sur la place des Terreaux, le 28 janvier, et il lui fait jurer « d’exterminer tout ce qui existe sous le nom d’aristocrates, de feuillantins, de modérés, d’égoïstes, d’agioteurs, d’accapareurs, d’usuriers, ainsi que la caste sacerdotale fanatique. » Et toujours, toujours, c’est le double anathème politique et social qui retentit. Était-il cruel ? Non sans doute. Il avait une dangereuse inquiétude mystique, qui pouvait soudain se convertir en fureur. Parfois, au temps de son adolescence, quand il se destinait à la prêtrise, il avait confié à ses compagnons son agitation d’esprit. Il trouvait Dieu trop calme, il lui reprochait de laisser l’univers s’assoupir dans une sorte de routine ; lui, il aurait sans cesse bouleversé le monde pour le refaire, renouvelé les étoiles et le soleil. Appliqué au monde social, ce besoin de commotions sans but et sans règle pouvait aboutir à une sorte de délire pseudo-révolutionnaire. Il avait gardé le ton apocalyptique et prophétique