Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/270

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Le plan de Marat était impraticable. Il l’avait été de tout temps. D’abord ces bons du montant de leur créance, remis à chacun des créanciers, auraient été immobilisés en leurs mains. Qui, en effet, sauf quelques banquiers ou spéculateurs, aurait voulu accepter une valeur parfois considérable et qui ne pouvait être employée qu’en achat de biens nationaux ? Mais les créanciers de l’État eux-mêmes n’auraient accepté qu’à contre-cœur une valeur immobile, inéchangeable, et qui était en réalité un ordre d’avoir à acheter des biens nationaux. C’était l’achat forcé. Il eût mieux valu alors payer directement en terres les créanciers de l’État en assignant d’office à chacun d’eux un domaine équivalent à leur créance. Mais cette opération eût été un acte de violence et une sorte de banqueroute. Il y aurait eu dès l’origine de la Révolution, c’est-à-dire à un moment où l’adhésion de la bourgeoisie créancière de l’État était le plus nécessaire, une véritable révolte des créanciers publics. En outre, ce n’était pas seulement pour payer les dettes de la France que la Révolution créait des assignats, c’était encore pour faire face au déficit résultant de la suppression des ressources anciennes et de la lente réalisation des ressources nouvelles, et pour fournir aux dépenses extraordinaires de la guerre. Comment Marat y eût-il pourvu dans son système ? Enfin, sans assignats, et sans assignats de petite coupure, il était impossible aux innombrables petits acheteurs mis en appétit par la Révolution d’acheter ces modestes lots, ces humbles parcelles de biens nationaux, qui par centaines de mille passèrent à la démocratie. Le numéraire trop rare n’aurait pas suffi à ces soudaines et formidables transactions.

D’ailleurs, il est malaisé de comprendre comment, à l’heure où écrivait Marat, il était encore possible de tenter, même à demi, cette sorte de consolidation territoriale de la dette. C’eût été précipiter encore le discrédit des assignats en accordant un droit de priorité pour l’achat des biens nationaux aux bons territoriaux créés à la dernière extrémité. C’eût été ajouter, contre les assignats, à la concurrence de la monnaie de métal la concurrence des bons territoriaux.

Mais plus le système de Marat est vain, plus il témoigne de l’effort fait par lui pour échapper à la suppression de la monnaie de métal, à la taxation des denrées, c’est-à-dire à tout le système économique et social de Jacques Roux et des Enragés. Et si, à la Montagne, Cambon, ami passionné de l’assignat, inclinait à la politique sociale et financière des Enragés, s’il était en ce sens non plus « maratiste », mais ultra-maratiste, Marat savait que ses vues sociales étaient conformes à celles qu’avait exprimées Saint-Just et qu’approuvait Robespierre. Le discours suprême trouvé dans les papiers de Robespierre et qui est son testament politique contient une protestation contre le système de finances fondé sur l’assignat et contre le système économique fondé sur la taxation. Marat était donc plus à son aise parmi les patriotes de la Montagne qu’avec les Enragés.