Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/32

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c’était avouer que la mort de Louis XVI, si on n’y prenait garde, pouvait être un piège pour la République ; c’était proclamer aussi que les Girondins, qui prenaient l’initiative de la motion contre le duc d’Orléans, étaient les seuls amants, vigilants et jaloux, de la liberté républicaine. Il y avait dans cette manœuvre profonde je ne sais quoi de diabolique. Elle était flétrissante et perverse, et ne pouvait faire que du mal. Elle ôtait, à la mort même de Louis XVI, cette efficacité révolutionnaire, qui est une sorte de légitimité. À quoi servait en effet que Louis XVI pérît, si le couperet ne tranchait pas, pour toute la nation, la royauté elle-même ? Le supplice du roi n’était que la plus vaine, la plus lâche et la plus misérable cruauté s’il ne liait pas la France à la République indissolublement. Quand donc Buzot projetait sur l’échafaud où allait sans doute monter Louis XVI l’ombre d’une conspiration monarchiste, quand il montrait au peuple la royauté tapie sous la lugubre estrade, quand il dénonçait les révolutionnaires les plus ardents, ceux qui réclamaient le plus impérieusement la tête de Louis XVI, comme les artisans sournois d’une intrigue de contre-révolution, quand il donnait à l’échafaud, dressé déjà dans l’imagination des hommes, la figure ambiguë d’un trône où s’élèverait peut-être un prétendant royal éclaboussé du sang du roi, Buzot enlevait à la mort de Louis XVI toute sa valeur révolutionnaire, et il glissait une goutte de poison mortel, une folie de doute et de soupçon, jusque dans l’acte tragique par lequel la conscience de la Révolution voulait s’affirmer à jamais, implacable et éternelle.

C’était un crime contre le génie révolutionnaire. Si Buzot, à cette minute, avait été sincère et grand, il aurait tenté d’arracher Louis XVI à la mort en démontrant au peuple que le supplice du roi rouvrait la route à la royauté. Mais se résigner, comme il le faisait, à la mort du roi, et insinuer en même temps au peuple qu’elle serait funeste à la République, c’était donner à l’acte révolutionnaire qui allait s’accomplir une duplicité terrible : c’était pousser sous le même couteau Louis XVI et la République.

Les Montagnards furent d’abord surpris par la manœuvre de Buzot. Ils votèrent l’exclusion du duc d’Orléans ; mais dès le lendemain ils en eurent regret et comprirent que la Gironde les avait appelés dans un piège. Aux Jacobins, Robespierre, tout en exhalant contre la Gironde sa colère et sa haine, déclara qu’il était impossible de paraître se solidariser avec le duc d’Orléans. Mais Marat fut acclamé quand il s’écria qu’il ne fallait pas se prêter à ces manœuvres et à ces diversions. Un peu plus tard, quand il apparaîtra par la trahison de Dumouriez qu’une tentative de restauration royale avait pu en effet être conçue au profit de la maison d’Orléans, les Jacobins se prévaudront de l’attitude de Robespierre ; mais en décembre 1792, la pensée directe et hardie de Marat qui crie : « Ne nous laissons pas duper, ne laissons pas obscurcir par des combinaisons latérales le sens du grand acte révolutionnaire que nous allons accomplir », répond mieux à l’instinct de la Révolution.