Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/31

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homme qui pourrait être porté au pouvoir suprême par la force de la popularité et par le prestige encore éclatant de la tradition monarchique ? Je ne sais si les appréhensions de Buzot étaient sincères : je ne le crois pas. Sans doute le duc d’Orléans avait joué depuis l’origine de la Révolution un rôle équivoque. On avait cru surprendre sa main et son or dans les agitations qui aboutirent aux journées des 5 et 6 octobre. Or, à ce moment, il n’y avait pas de républicains en France ; et en renversant Louis XVI, le duc révolutionnaire ne pouvait avoir d’autre but que de le remplacer. Depuis la proclamation de la République, il avait affecté de siéger et de voter avec l’extrême-gauche. Il avait donné à Marat, pour ses presses, une subvention que Roland lui avait refusée. Et peut-être Buzot voyait-il là le jeu éternel des princes démagogues qui, pour aller plus sûrement vers le pouvoir, suivent les crêtes de la Révolution. Le fils du duc d’Orléans, le duc de Chartres, était aux armées, avec Dumouriez : on lui avait ménagé à Jemmapes un rôle éclatant, et par lui un rayon de la gloire révolutionnaire se réfléchissait sur toute la famille.

Buzot et ses amis pouvaient s’imaginer que les farouches démocrates de la Montagne considéraient le duc d’Orléans au moins comme un en-cas. Si la République ne s’acclimatait point en France, si le vieil instinct monarchique se soulevait, le duc d’Orléans serait le roi élu de la Révolution : il serait obligé, pour lutter contre les frères du roi, pour s’assurer contre eux un point d’appui, de conserver dans l’ordre politique et social les principales conquêtes révolutionnaires. Et en outre, il achèterait par de larges prébendes et de belles pensions le silence complaisant de ces Jacobins affamés qui connaissaient le secret de ses intrigues et qui pouvaient le perdre dans l’opinion du monde. Voilà peut-être ce que se disait Buzot, pour justifier et pour nourrir les craintes qu’il affectait. L’histoire, qui a vu aux pieds de Bonaparte tant de révolutionnaires assagis et chamarrés, et qui a ensuite conduit au trône des Bourbons, par le détour d’une Révolution, précisément le fils du duc d’Orléans, ne peut opposer à ces inquiétudes un démenti vigoureux. Pourtant, il est malaisé de croire qu’en ces premiers jours de 1793, quand la République toute neuve était rayonnante de victoire et d’espérance, quand elle faisait battre le cœur de la nation et des armées, les démocrates de la Convention aient pu se livrer aux calculs où s’humilia plus tard la Révolution lassée et exsangue. Buzot ne pouvait pas sérieusement se figurer que Robespierre et Danton et Saint-Just allaient livrer la République et oindre du sang de Louis XVI le front d’un prétendant vicieux, lâche et méprisé. C’était surtout manœuvre et tactique. Tactique redoutable et perfide et qui un moment embarrassa et exaspéra la Montagne. Repousser la motion de Buzot, c’était s’exposer à l’accusation calomnieuse de ménager, en la personne de l’un des Bourbons, l’espoir d’une restauration royale. Sacrifier le duc d’Orléans, c’était proclamer que Louis XVI n’était pas le seul ni peut-être le plus grand péril :