Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/342

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la confiance qu’il avait eue en un génie intrépide et lumineux, abuser contre lui des suprêmes délais qu’il avait donnés au cœur inconstant du général et à la fortune même de la Révolution avant de prononcer l’irréparable rupture et d’enlever à l’armée un chef qu’elle aimait, c’était une lâcheté sans précédent. Et c’était en même temps la plus terrible imprudence. Car Danton, ainsi assailli, ainsi calomnié, ainsi acculé ou à une chute ignominieuse ou à une défense désespérée, allait se retourner avec toute son énergie révolutionnaire, avec toute son audace virile, contre la Gironde traîtresse.

« Je n’oublierai jamais, écrit Levasseur trente ans après, l’instant où, dans la séance du 5 avril (c’est le 1er et non le 5), Lasource commença son inconcevable accusation contre Danton. Lorsqu’à l’aide de rapprochements captieux il essayait de transformer ce redoutable Montagnard en un partisan secret de Dumouriez ; lorsqu’il rassemblait des inductions forcées pour former un fantôme de corps de délit, et qu’il coordonnait tous les éléments de cet échafaudage misérable sans cacher une sorte de complaisance et de contentement secret ; Danton, immobile sur son banc, relevait sa lèvre avec une expression de mépris qui lui était propre et qui inspirait une sorte d’effroi ; son regard annonçait en même temps la colère et le dédain ; son attitude contrastait avec les mouvements de son visage, et l’on voyait dans ce mélange bizarre de calme et d’agitation qu’il n’interrompait pas son adversaire parce qu’il lui serait facile de lui répondre, et qu’il était certain de l’écraser. Mais lorsque Lasource eut terminé sa diatribe, et qu’en passant devant nos bancs pour s’élancer à la tribune, Danton dit à voix basse, en montrant le côté droit : « Les scélérats, ils voudraient rejeter leurs crimes sur moi », il fut facile de comprendre que son impétueuse éloquence longtemps contenue allait rompre enfin toutes les digues, et que nos ennemis devaient trembler.

« En effet, son discours fut une déclaration de guerre plus encore qu’une justification. Sa voix de stentor retentit au milieu de l’Assemblée, comme le canon d’alarme qui appelle les soldats sur la brèche. Il avait enfin renoncé aux ménagements qu’il avait crus utiles à la chose publique, et certain désormais de ne voir jamais les Girondins se réunir à lui pour sauver la liberté, il annonçait hautement que cette liberté chérie pouvait être sauvée sans eux. Assez souvent il avait refusé de relever le gant qu’on lui jetait presque à chaque séance. Le gage du combat était enfin accepté, et en paraissant pour la première fois dans l’arène armé de toutes pièces, il dut prouver au côté droit que l’on ne pourrait pas sans peine renverser un athlète tel que lui. »

Le terrible plaidoyer fut en effet un terrible réquisitoire. Qu’y avait-il de commun entre Dumouriez et lui ? Oui, il l’avait ménagé pour sauver l’armée. Mais sa politique était l’opposé des actes du général félon. Dumouriez était opposé à la réunion de la Belgique. Lui, il avait voulu et proposé la réunion. Dumouriez avait compté sur la partie saine de la Convention, et c’étaient tous ses ennemis à lui. Dumouriez s’était détourné du peuple, et