Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/43

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descendant des rois et gardien de la royauté par la Constitution comme par la tradition, d’avoir eu la même pensée ?

« Prenez garde ; en condamnant le roi sous prétexte de trahison envers la Révolution, vous allez vous menacer de mort les uns les autres ; car vous êtes voués désormais à dénoncer et à frapper comme des traîtres tous ceux qui n’entendront pas comme vous les intérêts de la Révolution et qui n’en porteront pas les limites au point arbitraire et vacillant marqué par les passions du jour.

« J’ai parlé de Mirabeau que vous frapperiez, s’il n’était mort, de Lafayette qui serait captif ici s’il ne l’était en Autriche, de Barnave qui languit dans son cachot, sous l’inculpation d’avoir donné des conseils politiques au roi constitutionnel. Là ne s’arrêteront pas les soupçons. Déjà, ceux-là mêmes qui de leur parole imprudente et éloquente ont animé le peuple contre les Tuileries sont traîtres et suspects, parce qu’ils n’ont pas refusé un mémoire politique qui leur était demandé. Et déjà le général qui, dans les plaines de la Champagne, a arrêté la marche des armées prussienne et autrichienne, est accusé, par les plus véhéments et les plus populaires de vos journaux, d’avoir ménagé dans sa retraite l’armée prussienne et d’avoir combattu, comme on prétend que de Lessart négociait, dans l’intérêt de l’ennemi.

« Il est étrange, en vérité, qu’on me reproche comme un crime d’avoir songé aux conséquences que pouvait avoir une guerre illimitée, et d’avoir voulu les prévenir ! Vous qui m’accusez de n’avoir pas brusqué la rupture avec l’Autriche, et de n’avoir pas répondu partout par la guerre à la plus légère offense des cours étrangères, êtes-vous sûrs que la Révolution peut affronter sans péril la guerre avec le monde ? Êtes-vous sûrs que la France nouvelle ne laissera dans cette colossale entreprise ni ses finances, ni sa liberté ? Êtes-vous sûrs que les incertitudes de la lutte n’exaspéreront point la rivalité des factions au point de déchirer et d’épuiser la Révolution ? Et si je me suis préoccupé des contre-coups qu’aurait la guerre sur l’état des esprits et sur le destin de la royauté, qui donc m’en a donné l’exemple ? C’est vous. Ceux qui, au printemps de cette année, vous ont entraînés à la guerre ont dit partout qu’elle était nécessaire pour mettre la royauté à l’épreuve, et pour changer la Constitution. Ils ont fait de la guerre un moyen politique contre le roi ; de quel droit me reprochent-ils de m’être préoccupé, en effet, des conséquences politiques qu’elle pouvait produire, et d’avoir, par mes paroles, par mon attitude, cherché à atténuer le plus possible le conflit d’où l’on attendait un bouleversement intérieur et le renversement de la Constitution ? De quel droit me reprocher d’avoir ménagé jusqu’au bout les chances de paix quand vous donnez ouvertement à la guerre un caractère factieux ? Mais prenez garde, vous avez provoqué l’univers pour abattre la royauté. En cessant de ménager la royauté, vous avez cessé de ménager le monde. Je vous laisse, devant la postérité, la responsabilité des désastres qui peuvent suivre.