Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/44

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« Si je vous dis ces choses, ce n’est pas pour défendre ma tête : vous êtes trop divisés pour être justes. Déjà, vous épiez vos moindres gestes, vous commentez vos moindres paroles, afin d’y découvrir l’indice d’une complaisance pour celui que vous appelez le tyran. Il ne suffira pas d’avoir voulu ma mort ; il faudra l’avoir voulue au degré et en la forme marqués par la faction dominante. Vous êtes trop occupés à vous surveiller et à vous dénoncer les uns les autres pour avoir la force de vous élever à de hautes vues et pour faire le partage des responsabilités. Après m’avoir déchiré, vous vous déchirerez à propos de moi. Jusqu’ici, c’est la témérité du peuple qui seule avait versé le sang. Maintenant, c’est la Révolution organisée qui fait œuvre de mort. Vous portez tout de suite la mort à ce sommet qui s’appelait hier la royauté ; elle en descendra aisément. L’échafaud que vous dressez pour moi s’élargira jusqu’à occuper tout le forum. Si vous étiez plus unis, si vous n’aviez pas peur les uns des autres, vous auriez pu, tout en maintenant et affermissant votre République, mettre la personne du roi hors de cause, et réserver l’avenir.

« J’ai beaucoup lu et médité l’histoire de Charles Ier. J’étais depuis longtemps averti par un pressentiment, par l’inquiétude générale des esprits et des choses, que moi aussi, j’étais réservé à l’épreuve suprême. J’y suis préparé. Mais ne vous flattez pas que les événements de France se résoudront comme les événements d’Angleterre. L’Angleterre est une île : ses agitations sont limitées, et Cromwell a pu les fixer. Vous êtes ouverts à toutes les forces de l’univers, et cette lutte formidable suscitera ici des passions et des événements tragiques. Vous n’êtes pas sûrs que la France épuisée ne soit pas tentée un jour de redemander un abri à la royauté. J’aurais voulu, si ce retour des choses doit se produire, que la monarchie ne fût pas rétablie en France par la pitié. La pitié est aveugle et violente ; et les rois qui seront ramenés par elle n’auront pas le sens des temps nouveaux. En faisant tomber ma tête, vous mettez en mouvement la force dangereuse de la pitié : il valait mieux réserver l’avenir à l’expérience et à la raison. »

Voilà ce que Louis XVI aurait pu opposer à la Convention. Voilà la défense politique qu’il aurait pu produire. Et ce qui le condamne le plus, c’est qu’il n’ait fait aucun effort pour entrer dans cet ordre de pensées ; c’est qu’il n’ait pu une minute parler dans le sens de la Révolution et discuter avec elle. Il en était empêché par la persistance du préjugé royal ; il en était empêché surtout par le poids secret de ses trahisons. Car il ne s’était pas efforcé seulement de modérer la Révolution : il avait appelé l’étranger pour la détruire. Et il était réduit aux habiletés subalternes d’un avocat ingénieux. La royauté française était décidément une chose morte ; elle reviendra un moment, mais comme un fantôme.

Le plaidoyer de Desèze acheva d’irriter, par son habileté même, les révolutionnaires : car la trahison évidente et certaine du roi devenait d’autant