Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/563

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tager leur gloire ! Je dois au peuple français, je dois à ma conscience et à mon caractère, à mon caractère dont le tocsin, dont la générale, dont le canon n’altéreront pas l’indépendance, je dois à la postérité, dont le tribunal plus auguste, plus redoutable que tous les tribunaux révolutionnaires, jugera et moi et mes ennemis, je dois aux hommes libres de toute la terre de dire la vérité sans ménagement comme sans passion. Dans les grands dangers l’âme républicaine plane au-dessus des petites haines comme au-dessus des craintes vulgaires. »

Hélas ! par quelle méprise cette âme républicaine, probe et jeune, enthousiaste et bonne, qui avait en effet pris son essor au-dessus des petites haines, par quel aveuglement n’a-t-elle pas reconnu dans la grande âme de Danton la même générosité native et le même détachement des passions étroites ? Danton ne sonnait pas sur les Girondins menacés un tocsin de meurtre. Il limitait, autant que possible, les effets de la colère du peuple. D’abord, qu’on le remarque bien, ce ne sont pas les vingt-deux dénoncés par les sections, qu’il voulait faire juger, ce sont seulement les membres de la Commission des Douze. Par là (et on n’y a pas assez pris garde) il mettait hors du débat les têtes mêmes de la Gironde, ses chefs les plus illustres : Brissot, Vergniaud, Guadet. Bien mieux, il pouvait espérer qu’après la suppression politique des Douze le peuple, désarmé de sa haine, ne se livrerait plus à des vengeances particulières. Enfin, ce n’était pas un procès de parti, un procès de tendance qui était intenté à la Gironde. C’était à raison d’actes précis, imputables à la Commission des Douze, que les membres de celle-ci seraient interrogés, jugés, et s’il y avait lieu, condamnés. Or il se trouvait précisément que les seuls hommes éminents de la Commission des Douze, Boyer-Fonfrède et Rabaut Saint-Etienne, gagnés par l’influence de Garat, avaient pris parti contre les mesures violentes, contre l’arrestation d’Hébert. S’acharnerait-on ensuite contre des comparses obscurs ?

Mais c’était une chimère. Comment espérer que le peuple laissera hors de la crise les chefs éclatants et responsables, ceux qu’il a appris à détester le plus, ceux qui ont d’ailleurs la part la plus lourde dans les événements ? Que deviendrait la Révolution, si la faction girondine, survivant à la Commission des Douze, continuait son œuvre de dénigrement et de paralysie ? La répugnance de Danton à frapper la Gironde était presque invincible, et il y a dans cette main qui « tire la corde du tocsin » comme un insensible tremblement. Et que de précautions il prend contre les violences possibles des Enragés ! Comme il annonce qu’aussitôt la Commission des Douze dissoute, l’Évêché devra « rentrer dans le néant ! »

La Gironde, contre laquelle se déchaînaient les tribunes, mais que Paris soulevé enveloppait d’un vaste flot incertain, sans grande colère et sans menaces, crut qu’il lui suffirait de manœuvrer avec quelque adresse pour sortir de cette journée, non seulement sauve, mais victorieuse. Quel triomphe pour elle