Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/574

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de la Convention seront ouvertes au peuple sans billets. Ces motions dantonistes inclinaient vers la gauche la journée en apparence indécise.

Comme la séance allait être levée, un grand flot de peuple entre dans la salle : allégresse, effusion, paroles fraternelles. Que s’était-il donc passé ? Pendant la journée, le bruit avait couru dans Paris et notamment dans les faubourgs, que les sectionnaires de la bourgeoise section de la Butte-des-Moulins avaient arboré la cocarde blanche, et que retranchée au Palais-Égalité (ancien Palais-Royal) elle se préparait à faire de là des sorties sur les patriotes. Était-ce une manœuvre de la Commune ou de l’Évêché pour exciter les esprits et hâter le mouvement insurrectionnel qui se faisait attendre ? La Chronique de Paris dit que ce sont des « malveillants », des « hommes pervers » qui ont propagé ce bruit. Plus précis, le Diurnal raconte que « des scélérats, revêtus d’écharpes municipales parcouraient les faubourgs, et les invitaient à marcher contre les sections de la Butte-des-Moulins, du Mail et de 92, assurant qu’elles avaient pris la cocarde blanche. » Peut-être aussi c’était une de ces rumeurs qui naissent spontanément dans les jours d’orage. Le conflit qui depuis plus d’un mois mettait aux prises les sections girondines et les sections montagnardes suffisait à expliquer ces bruits. Le commandant provisoire de la garde nationale ayant fait passer aux bataillons de la Butte-des-Moulins l’ordre de poser les armes, ceux-ci crurent qu’on voulait les désarmer pour les égorger tout à l’aise : ainsi, des deux côtés le malentendu s’aggravait. Il faillit tourner au tragique.

Une forte colonne du faubourg Saint-Antoine arrive pour bloquer le Palais-Égalité, devenue la forteresse présumée de la contre-révolution. Pourtant, des deux côtés de la grille fermée, quelques hommes sages ont l’idée qu’il conviendrait peut-être de parlementer. Des délégués sont nommés, on s’explique. Non, la Butte-des-Moulins n’a pas arboré la cocarde blanche. Non, le faubourg Saint-Antoine ne veut pas massacrer des patriotes, des frères. On s’embrasse en jurant de combattre à mort (assure la Chronique de Paris) « les aristocrates et les anarchistes ». C’était la formule juste milieu de la Gironde. Mais je crois que dans l’émotion fraternelle qui succédait brusquement à l’angoisse de la guerre civile, on n’y regardait pas de très près.

Tous ces bataillons réconciliés roulent pêle-mêle vers la Convention ; et au moment même où l’assemblée, lassée, incertaine sur le sens de la journée qu’elle venait de vivre et de l’œuvre qu’elle venait d’accomplir, allait se séparer, ce flot de fraternité tiède entre dans la salle. Civisme ! fraternité ! concorde ! Les Conventionnels sont entraînés, tous ensemble, à travers la foule, elle les enveloppe d’un grand cri de : « Vive la Convention ! » qui semblait ignorer ou abolir les querelles.

Il était dix heures du soir ; les molles étoiles brillaient sur cette scène confuse ; et la nuit mêlait sa sérénité équivoque, toute pleine d’inconnu, à l’équivoque réconciliation des hommes. Quand ils eurent échappé à cette