Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/70

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n’y en eût-il que cinquante, cette seule pensée doit faire frémir tous les lâches intrigants qui veulent ici égarer ou corrompre la majorité. En attendant cette époque, je demande au moins la priorité pour le tyran. »

Hélas ! Robespierre devait demander la priorité pour bien d’autres. Il y aurait sans doute quelque pédantisme à discuter en elle-même, et comme si elle était une formule générale de philosophie de l’histoire, la parole de Robespierre, qui ne prend évidemment son vrai sens que du combat où il est engagé. Je ne cherche donc pas si ces expressions numériques et parlementaires de majorité et de minorité conviennent aux conflits de la force dans l’histoire humaine, à la lutte des institutions et des puissances établies contre les hardis novateurs.

On aurait, sans doute, étonné beaucoup César en lui demandant s’il était de la majorité ou de la minorité. Je ne sais aussi ce que peut signifier, au juste, la terrible parole : « La vertu fut toujours en minorité sur la terre. » Toujours l’effort de progrès des minorités a fini, dans l’histoire, par conquérir les majorités. Mais, c’est en pleine Révolution populaire, en pleine Révolution de démocratie et de raison que le mot de Robespierre est dit ; et là il a un sens amer, désespéré et dictatorial. Étrange révélation d’une âme tourmentée à la fois par son idéal et par son orgueil ! Il semble que, malgré les épreuves, les hommes de la Révolution pouvaient, en ces derniers jours de 1792, s’abandonner à quelque optimisme, et témoigner de quelque foi dans la nature humaine, dans la force de l’idée, dans la puissance du progrès. En trois années une grande nation avait fait l’œuvre des siècles : elle s’était libérée, et maintenant elle jugeait son roi.

Jamais, aux heures tragiques, au 14 juillet, après la fuite à Varennes, au Dix-Août, le peuple ne s’était manqué à lui-même, et à l’initiative courageuse et clairvoyante des minorités avait répondu l’assentiment rapide des majorités ; il y avait eu même parfois des heures d’unanimité radieuse. Pourquoi douter, pourquoi désespérer à ce moment de la vertu révolutionnaire ? À coup sûr, bien des calculs, bien des ambitions, bien des convoitises et des intrigues se mêlaient au grand mouvement, le retardaient et risquaient de l’égarer. Mais, chose curieuse ! Robespierre semble rompre avec les majorités et se réfugier dans l’orgueil amer des minorités juste à la veille du jour où, sur la question même du jugement du roi, il va l’emporter et devenir lui-même majorité. Que faut-il donc à cet esprit concentré ? N’aura-t-il quelque sérénité et quelque joie que lorsque la diversité infinie des passions humaines se sera accommodée à son idéal rigide et un peu pauvre de la vie ? Ne s’abandonnera-t-il avec confiance à la Révolution que lorsqu’il la sentira tout entière en sa main, comme il croit la porter tout entière en son cœur ? Oui, parole amère et parole dictatoriale : car l’homme qui glorifie ainsi la minorité dont il est, qui ne voit la Révolution et la vertu que là où il est, ne se prêtera pas à ces transactions et conciliations humaines qui sont nécessaires même au