Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/720

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bonheur privé qu’à la félicité publique. Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence. La chaumière de Fabricius n’a rien à envier au palais de Crassus. J’aimerais bien autant, pour mon compte, être l’un des fils d’Aristide, élevé dans le Prytanée aux dépens de la République, que l’héritier présomptif de Xerxès, né dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l’avilissement des peuples et brillant de la misère publique. (Applaudissements.)

« Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété : il le faut d’autant plus qu’il n’en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

« Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété, il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu’il appelle un navire, où il a encaissé et ferré des hommes qui paraissent vivants : « Voilà ma propriété ; je les ai achetés tant par tête. » Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux ou qui croit l’univers bouleversé depuis qu’il n’en a plus, il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.

« Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne, ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire, dont ils ont joui de toute antiquité, d’opprimer, d’avilir et de pressurer légalement et monarchiquement les 25 millions d’hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.

« Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi votre Déclaration des Droits semble-t-elle présenter la même erreur ? En définissant la liberté le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu’elle avait pour bornes les droits d’autrui ; pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins vénérables que les institutions des hommes ! Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime ; de manière que votre Déclaration paraît faite, non pour les pauvres, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes :

« Art. 1er. — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi.

« Art. 2. — Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.

« Art. 3. — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.

« Art. 4. — Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral. »