Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/811

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Le décret du 18 mars planait sur les têtes pensantes. Dolivier avertit d’ailleurs qu’il entend procéder avec ménagement, sauvegarder par des mesures de transition les habitudes, les intérêts constitués.

« Je crois devoir rassurer les possesseurs actuels en prévenant que je suis loin de proposer que l’on mette toute la rigueur de mes principes en exécution à leur égard. Cette mesure ne serait pas seulement trop sévère, elle serait encore injuste sous beaucoup de rapports, et elle ne ferait que punir les hommes du crime de la loi ; ce sont des malades dont le tempérament a été gâté par un mauvais régime et qu’il faut traiter avec ménagement. Détruisons la cause du vice, mais conservons ceux qui en sont atteints ; laissons-leur les moyens de vivre comme ils sont, puisque le malheur de leur existence leur en fait un besoin, et contentons-nous de cerner, en quelque sorte, le mal autour de leur personne, afin qu’il finisse avec elles ; aussi bien nous-mêmes avons-nous besoin de nous façonner par degré à cet état de justice que j’envisage. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’en établir le principe, et c’est au temps à l’amener à son entier développement. »

Il semble bien que Dolivier songe à absorber, au profit de la nation, le droit de propriété foncière au fur et à mesure que s’éteindront les détenteurs actuels. C’est par la suppression du droit d’héritage sur le domaine agricole qu’il constituera le domaine commun destiné à être réparti, sans intérêts, entre les citoyens. Les mesures transitoires et provisoires consistent dans son plan à diviser les fermes, et à donner à bail, aux conditions qui sont faites aux grands fermiers actuels, de petits lots.

À mesure que s’accroîtra le domaine national, cette tenue à bail se transformera évidemment en un usufruit sans intérêt. Le but n’est pas de multiplier les fermes, il est de multiplier les petites propriétés viagères au point d’en assurer un lot à chaque famille :

« On a bien parlé de diviser les fermes, c’est-à-dire de ne pas souffrir qu’un seul en occupât plusieurs ; on a même agité de restreindre la quantité d’arpents qui doivent composer une ferme ; mais tout cela n’est bon qu’à multiplier le nombre des fermiers et non à venir au secours de la multitude, non à lui procurer les moyens de se suffire elle-même. C’est l’entière dissolution des corps de ferme qu’il faut ; c’est, comme je viens de le dire, l’extrême division de la terre entre tous les citoyens qui n’en ont point, ou qui n’en ont pas suffisamment. Voilà l’unique mesure adéquate qui ranimerait nos campagnes, et porterait l’aisance dans toutes les familles qui gémissent dans la misère, faute de moyen de faire valoir leur industrie. La terre en serait mieux cultivée, les ressources domestiques plus multipliées, les marchés, par conséquent, plus abondamment pourvus, et l’on se trouverait débarrassé de la plus détestable aristocratie, celle des fermiers. »

Dolivier comprend bien qu’il faut qu’il distingue son projet de ce qu’on appelle la loi agraire, et il s’y ingénie. Qui pourrait le chicaner là-dessus ?