Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/887

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« Crime de contre-révolution à Libon Drusus, d’avoir demandé aux diseurs de bonne aventure s’il ne posséderait pas un jour de grandes richesses. Crime de contre-révolution au journaliste Cremutius Cordus d’avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains. Crime de contre-révolution à un des descendants de Cassius d’avoir chez lui un portrait de son bisaïeul. Crime de contre-révolution à Mamercus Scaurus d’avoir fait une tragédie où il y avait tel vers à qui l’on pouvait donner deux sens… Crime de contre-révolution d’être allé à la garde-robe sans avoir vidé ses poches, ce qui était un manque de respect à la figure sacrée des tyrans. Crime de contre-révolution de se plaindre du malheur des temps, car c’était faire le procès du gouvernement. Crime de contre-révolution de ne pas invoquer le génie divin de Caligula… Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l’on ne voulait s’exposer à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs dont il avait fait mourir les proches, allaient en rendre grâces aux dieux : ils illuminaient. Du moins il fallait avoir un air de contentement, un air ouvert et calme. On avait peur que la peur même ne rendît coupable… Tout donnait de l’ombrage au tyran. Un citoyen avait-il de la popularité : c’était un rival du prince, qui pouvait susciter une guerre civile. Suspect. Fuyait-on, au contraire, la popularité, et se tenait-on au coin de son feu, cette vie retirée vous avait fait remarquer, vous avait donné de la considération. Suspect. Étiez-vous riche : il y avait un péril imminent que le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Suspect. Étiez-vous pauvre : comment donc ! invincible empereur, il faut surveiller de près cet homme. Il n’y a personne d’entreprenant comme celui qui n’a rien. Suspect. Étiez-vous d’un caractère sombre, mélancolique, ou mis en négligé ; ce qui vous affligeait, c’est que les affaires publiques allaient bien. Suspect. Un citoyen était-il vertueux et austère dans ses mœurs ; bon ! nouveau Brutus, qui prétendait par sa pâleur et sa perruque de Jacobin, faire la censure d’une cour aimable et bien frisée. Suspect. »

Oui, Desmoulins avait beau jeu, surtout s’il oubliait que la France révolutionnaire luttait, non pour la tyrannie d’un homme, mais pour la liberté de tous, s’il oubliait que depuis quatre ans elle avait été tout enveloppée, toute saturée de trahisons : trahison du roi, trahison de Dumouriez, trahison des nobles allant à l’étranger grossir les armées d’invasion et préparer les sinistres hécatombes ; atroce trahison de Toulon livré aux Anglais. Lui était-il donc interdit de se défendre ? et les révolutionnaires peuvent-ils faire un crime à la Révolution d’avoir épié les manœuvres incessantes de l’ennemi qui, en effet, conspirait, intriguait, corrompait, multipliait les faux assignats, les fausses nouvelles pour ruiner et pour affoler la France libre ? Le couteau de Desmoulins était ciselé avec un art incomparable, mais il le plantait au cœur de la Révolution. Il lui était facile aussi d’attendrir les cœurs par la vision de la liberté apaisée, humaine et noble.

« À quel signe veut-on que je reconnaisse cette liberté divine ? Cette li-