Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/886

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ples, mais qui, dans la gravité formidable des périls publics, était cette fois vraiment criminelle.

Fabre d’Églantine, pour avoir tout le loisir de nouer le nœud et d’embrouiller les fils, voulait que la discussion fût continuée au lendemain. Le Comité allait sombrer quand Robespierre, véhément, terrible, accusateur, retourna la Convention et sauva le gouvernement révolutionnaire. Mais voici que soudain les dantonistes manifestent une impatience extrême de clémence et d’humanité. Plus de suspects : plus d’effusion de sang ; qu’un grand comité de clémence absorbe peu à peu tous les autres comités. Oui, mais la Révolution est-elle donc finie ? Est-il possible de refroidir brusquement l’effervescence révolutionnaire sans glacer la Révolution ? Voici qu’à ce mot de clémence qui semble comme un désaveu de toutes les colères et de toutes les énergies qui ont sauvé la liberté et la France, les contre-révolutionnaires reprennent espoir ; voici que les patriotes s’inquiètent et se demandent si ce n’est pas eux qui vont être livrés, si on ne les châtiera pas de l’ardeur que, hier encore, on encourageait. Voici que Robespierre, qui ne peut débarrasser la Révolution de l’hébertisme qu’à la condition de maintenir l’énergie révolutionnaire et de garder la confiance des patriotes, est soudain débordé, compromis, paralysé par les manœuvres des dantonistes qui semblent ne lui laisser d’alternative qu’entre la violence sauvage et un modérantisme contre-révolutionnaire. Jamais il n’y eut plus funeste inconscience ou plus coupable manœuvre, et grande est la responsabilité de Danton d’avoir laissé faire. Il s’était tû le 20 septembre. Il se tait encore en décembre. Et il laisse faire Camille Desmoulins comme il laisse faire Fabre d’Églantine. Car c’est l’imprudent Camille Desmoulins, c’est l’étourdi pamphlétaire qui se met subitement à outrer la modération et la clémence, comme il outra la violence et la calomnie.

Oh ! sans doute, la Révolution violente, sanglante, ne pouvait être un régime normal. Ces guillotines en permanence sur les places des villes, c’était atroce et humiliant. Sans doute aussi, dans le mouvement révolutionnaire, les viles et lâches passions, le besoin de domination basse, le goût du meurtre, le despotisme démagogique et ignominieux, se mêlaient aux plus nobles passions, aux plus généreux enthousiasmes, à la raison la plus haute et à l’esprit de sacrifice le plus sacré. Oui, la France ne pourrait pas vivre éternellement sous la loi des suspects et sous la discipline des guillotines ambulantes, des visites domiciliaires, des certificats de civisme. Oui, le triomphe de la Révolution serait précisément d’apaiser la Révolution, de rendre à la vie humaine enfiévrée, surmenée, son rythme normal dans une démocratie ordonnée et une liberté large. Oui, Desmoulins avait beau jeu, dans le numéro 3 de son Vieux Cordelier, à dénoncer tous les abus de la triste délation révolutionnaire. Mais était-il possible, sans trahison, était-il permis à ces fils de la Révolution, à l’heure tragique où celle-ci était menacée par l’univers, de lui donner les atroces couleurs du despotisme de Tibère ?