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Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/940

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C’est cette tension extrême des rapports économiques qui caractérise cette période. Il n’y a pas eu famine ; il n’y a pas eu, même au sens absolu du mot, pénurie. Ce serait se méprendre complètement que de se figurer cette période violente et surmenée comme une époque de misère ou même de malaise profond. Mallet du Pan dit que l’illusion des puissances coalisées est puérile si elles s’imaginent que la France pâtit de la famine. Il y a seulement pour certains articles et à raison de la consommation extraordinaire qu’il faut à l’armée, difficulté d’approvisionnement. Le pain ne manque pas et si parfois il faut l’attendre, il arrive toujours. Presque tous les charrois étant accaparés par la guerre, les charbons arrivent parfois péniblement. De même, le cuir et la chandelle sont rares à certains jours parce que de grands troupeaux de bœufs sont poussés vers les frontières. Mais à travers ces difficultés, l’alimentation du peuple n’est pas sérieusement menacée ; et il y a du travail pour tous et de hauts salaires. Quelques industries sont ravagées comme par un vent d’orage. Ainsi l’industrie de la soie, déjà un peu compromise à Lyon en 1793 par la réduction des consommations de luxe, est accablée en 1794 par la guerre civile. Le commerce de Marseille aussi, avec toutes les industries locales qui l’alimentaient, est éprouvé par la tourmente. Mais partout les besoins industriels de la guerre sont si grands, il faut tant de forges, tant d’ateliers de tissage et de chaussure pour armer, vêtir, chausser quatorze cent mille hommes soudainement levés, les acquéreurs de biens d’églises et de biens d’émigrés se disputent si vivement la main-d’œuvre pour les aménagements urgents de leur domaine, que les ouvriers sont partout très demandés et qu’ils font la loi.

La délégation des ouvriers lyonnais déclare à la Convention en décembre que, si la Révolution use de clémence envers une population égarée, celle-ci pourra trouver tout entière de l’emploi dans les manufactures d’armes de la région. De même, les orfèvres parisiens. La souplesse merveilleuse de l’ouvrier français se révèle en ces temps de crise. L’appel vers certaines industries est si énergique que les ouvriers du tissage où, comme nous l’avons vu, le salaire est peu élevé, se précipitent vers les industries où le salaire est supérieur, et qu’il faut les maintenir de force dans les fabriques de draps. Aussi en fructidor an II, le représentant du peuple en séance à Toulouse : « Instruit qu’un grand nombre d’ouvriers occupés aux ateliers des fabriques de draps, principalement dans la commune de Carcassonne, abandonnent leurs travaux accoutumés pour d’autres momentanément plus lucratifs, ce qui mettrait le fabricant dans l’impossibilité de pouvoir fournir les draps nécessaires à l’habillement de nos frères d’armes, si on ne remédiait promptement à un tel objet de désorganisation des fabriques ;

« Considérant que la plupart des ouvriers des fabriques ne peuvent être remplacés que par des individus qui aient la connaissance des mêmes travaux, ce qui exige du temps et de l’expérience ;