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Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/947

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constitutions à demi libres, et l’orgueil des nobles, et la domination, l’intolérance, les richesses des prêtres, et les abus de la féodalité, qui couvrent encore l’Europe presque entière ; et les puissances de l’Europe ont dû se liguer en faveur de la tyrannie. Ainsi, la France n’a pu voir s’élever en sa faveur que la voix de quelques sages, et le vœu timide des peuples opprimés, secours que la calomnie devait encore s’efforcer de lui ravir.

« Nous montrerons pourquoi les principes sur lesquels la Constitution et les lois de la France ont été combinés, sont plus purs, plus précis, plus profonds que ceux qui ont dirigé les Américains ; pourquoi ils ont échappé bien plus complètement à l’influence de toutes les espèces de préjugés ; comment l’égalité des droits n’y a nulle part été remplacée par cette identité d’intérêts qui n’en est que le faible et hypocrite supplément ; comment on y a substitué les limites des pouvoirs à ce vain équilibre si longtemps admiré ; comment, dans une grande nation, nécessairement dispersée et partagée en un grand nombre d’assemblées isolées et partielles, on a osé, pour la première fois, conserver au peuple son droit de souveraineté, celui de n’obéir qu’à des lois dont le mode de formation, s’il est confié à des représentants, ait été légitimé par son approbation immédiate ; dont, si elles blessent ses droits et ses intérêts, il puisse obtenir la réforme, par un acte régulier de sa volonté souveraine. »

Glorification magnifique de la Révolution française, révolution de science et de démocratie qui pousse jusqu’au bout les conséquences de ses principes. C’est parce que la Révolution affirme toute l’idée de la démocratie qu’elle a produit une commotion profonde dans le monde qui rejette la démocratie ou qui ne l’accepte qu’en l’abâtardissant.

Et Condorcet, avec un sens merveilleux de l’avenir, comprend que c’est cet abâtardissement de la démocratie qui est le grand péril. Il ne sera plus possible, sans doute, de revenir à l’ancien régime, de ressusciter la tyrannie féodale et l’arbitraire princier. Mais peut-être le doctrinarisme bourgeois interviendra-t-il pour fausser, pour rapetisser la Révolution. Peut-être une classe riche, entreprenante, égoïste et audacieuse, prétendra-t-elle substituer sa domination étroite au gouvernement démocratique. Elle alléguera qu’elle n’est point une classe, qu’elle se recrute dans la nation et ne peut être séparée d’elle, et qu’en vertu de l’identité de ses intérêts à l’intérêt général elle représente celui-ci mieux qu’il ne saurait se représenter et s’exprimer lui-même.

Oui, c’est ce resserrement pédantesque, doctrinaire, censitaire de la Révolution et de la démocratie que Condorcet redoute surtout :

« Nous prouverons, dit-il, combien ce principe de l’identité des intérêts, si on en fait la règle des droits politiques, en est une violation à l’égard de ceux auxquels on se permet de ne pas en laisser l’entier exercice, mais que cette identité cesse d’exister, précisément dans l’instant même où elle devient