Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/952

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qui, par leur nature même, ont dû coexister avec une succession d’instants dont nous ne distinguons pas les parties ? et combien ce secret, si nous pouvions y atteindre, ne nous serait-il pas utile dans l’étude de la nature et pour la connaissance de nos maux ? »

Or, s’il pressent des transformations qui atteindraient la nature humaine elle-même et en enrichiraient le fonds, à plus forte raison prévoit-il que les prises de l’homme sur le monde seront toujours plus étendues et plus fortes.

« Les procédés des arts sont susceptibles du même perfectionnement, des mêmes simplifications que les méthodes scientifiques ; les instruments, les machines, les métiers ajouteront de plus en plus à l’adresse des hommes, augmenteront à la fois la perfection et la précision des produits en diminuant et le temps et le travail nécessaires pour l’obtenir ; alors disparaîtront les obstacles qu’opposent encore à ces mêmes progrès, et les accidents qu’on apprendrait à prévoir, à prévenir, et l’insalubrité, soit des travaux, soit des habitudes, soit du climat. »

Mais quoi ? pour cette haute enquête scientifique qui doit renouveler le monde et l’homme, Condorcet va-t-il appeler, par une démagogique flatterie, toute la foule humaine ? Dira-t-il que tous les hommes peuvent atteindre un niveau assez élevé d’intelligence et de raison pour concourir directement et personnellement aux progrès de l’esprit humain ? Non, c’est une élite qui créera le progrès, mais une élite toujours plus vaste. De plus en plus la science se fera par les observations d’individus innombrables. De plus en plus elle sera une œuvre collective. Elle procédera sans cesse de la démocratie dont elle empruntera les plus nobles énergies humaines, et elle retournera sans cesse à la démocratie dont elle accroîtra la puissance sur les choses, la lumière et la noblesse morale. Voilà les pensées magnifiques qui animaient la solitude menacée de Condorcet.

Par ces sublimes espérances, il ne s’élevait point au-dessus de la Révolution, mais il lui donnait toute sa hauteur. À peine s’il permet un moment à sa vaste pensée de revenir sur lui-même.

« Combien ce tableau de l’espèce humaine affranchie de toutes les chaînes, soustraite à l’empire du hasard comme à celui des ennemis de ses progrès et marchant d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur, présente au philosophe un spectacle qui le console des erreurs, des crimes, des injustices dont la terre est encore souillée et dont il est souvent la victime ! C’est dans la contemplation de ce tableau qu’il reçoit le prix de ses efforts pour les progrès de la raison, pour la défense de la liberté. Il ose alors les lier à la chaîne éternelle des destinées humaines ; c’est là qu’il trouve la vraie récompense de la vertu, le plaisir d’avoir fait un bien durable que la fatalité ne détruira plus par une compensation funeste, en ramenant les préjugés et l’esclavage. Cette contemplation est pour lui un asile, où le souvenir de ses persécutions ne peut le poursuivre ; où, vivant par la pensée