Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/21

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travail. — Abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, et une nouvelle députation populaire était annoncée au Gouvernement provisoire.

Grand émoi parmi ses membres ; il est permis d’affirmer que, dans l’intervalle écoulé depuis l’avant-veille, les modérés s’étaient repris, qu’ils s’étaient effrayés de leur décret, qu’ils répugnaient à donner une sanction si prompte à des paroles dépassant leur pensée. Lamartine se fit l’interprète de ce revirement ; il déclare que pour lui organisation et travail sont deux termes incompatibles, dont il ne peut comprendre l’accouplement. Il refuse de signer le nouveau décret qu’on réclame du gouvernement et il entraîne avec lui la quasi-unanimité de ses collègues. Louis Blanc, de son côté, ne veut point laisser protester l’engagement pris envers le peuple ; il offre sa démission et celle d’Albert. Mais on est bien près des barricades. Ne sera-ce pas le signal d’une reprise dans la guerre des rues ? On cherche une transaction. Si Louis Blanc et Albert voulaient consentir à présider une Commission qui siégerait au Luxembourg et dresserait, avec l’aide des travailleurs eux-mêmes, un plan d’organisation du travail…! — Une Commission au lieu d’un ministère ; une assemblée délibérante au lieu d’un organe d’action ! Pas d’argent, pas de pouvoir pour réaliser les réformes rêvées. Un cours sur la faim devant des affamés ; une parlotte « autour d’une marmite vide. » Il y avait cent motifs pour refuser. Il y en eut de plus puissants qui décidèrent Louis Blanc à accepter. Crainte de rouvrir l’ère des émeutes ? Gloriole de présider un parlement du travail ? Espoir de créer un centre officiel d’agitation socialiste ? Honte de paraître reculer devant la solution d’un problème dont on lui empruntait l’énoncé ? Qui osera se prononcer ? Qui peut sonder les cœurs ? Toujours est-il qu’il accepta une proposition qui était une façon déguisée d’éluder les demandes du prolétariat ; il abritait cette espèce de retraite derrière de belles paroles qu’il prit la peine d’écrire en tête du décret :

« Considérant que la révolution faite par le peuple doit être faite pour lui ; qu’il est temps de mettre un terme aux longues et iniques souffrances des travailleurs ; que la question du travail est d’une importance suprême ; qu’il n’en est pas de plus haute, de plus digne des préoccupations d’un gouvernement républicain… »

C’étaient là de bien grands mots pour une petite création. Il est vrai qu’elle reçut un titre sonore ; qu’elle s’appela Commission de gouvernement pour les travailleurs ; que Louis Blanc en était président et Albert, vice-président.

On s’est demandé s’il fallait voir une machiavélique intention dans l’acte par lequel les modérés du Gouvernement provisoire déportaient ainsi au Luxembourg les deux plus hardis de leurs collègues. Cela est possible ; mais il est aussi permis de croire que ce fut un expédient dont personne sur le moment même, pas plus Louis Blanc que Lamartine, ne mesura l’exacte portée, et, ce qui semble le prouver, c’est l’inquiétude que provoqua bientôt cette Commission du Luxembourg chez ceux mêmes qui l’avaient instituée et l’effort permanent qu’ils firent pour en neutraliser l’influence.