Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/230

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encore être évité. La lutte fut émouvante. A la majorité de sept voix, l’Assemblée refusa de rendre le droit de vote à ceux qu’elle en avait privés (14 novembre 1851). Quelques jours plus tard, une majorité d’une voix seulement refusait encore de réduire le domicile électoral de trois ans à un an pour le vote en matière municipale. C’est la voix unique, qui, en mainte circonstance, est la voix du destin. Ce jour-là elle prononçait la condamnation à mort de l’Assemblée.

Les signes précurseurs ne manquaient pas. Lamoricière avait dit : « Quand vous verrez Saint-Arnaud ministre de la guerre, dites : Voilà le coup d’État ! » Or, Saint-Arnaud était ministre de la guerre, tandis que Maupas était préfet de police ; dans ses instructions à ses subordonnés, le général d’Afrique oubliait de mentionner l’obéissance due aux lois ; et, tout en se déclarant prêt à mourir pour la Constitution, il reconnaissait un jour et déniait le lendemain toute autorité au décret de 1848 qui permettait au président de l’Assemblée de requérir directement les troupes nécessaires à la sûreté de ses membres ; il le faisait même arracher des casernes où il était affiché. Les trois questeurs proposèrent d’investir ce décret d’une nouvelle force par un vote formel. Mais les deux fractions irréconciliables de l’Assemblée firent tour à tour preuve d’une imprudence singulière. Quelques mois plus tôt, Changarnier, convaincu que son épée déjà brisée valait une armée, laissait tomber ces paroles emphatiques : « Mandataires du pays, délibérez en paix. » Cette fois, c’est Michel de Bourges qui croit la Constitution à l’abri du danger sous la protection d’une sentinelle invisible, qui est le peuple. Pauvre sentinelle, qui n’avait point d’armes et ne pouvait rien ! La gauche a peur de Changarnier, d’un coup d’État royaliste qui maintiendra la suppression du suffrage universel. La droite laisse entendre qu’elle veut être armée, non seulement contre le pouvoir exécutif, mais contre une insurrection possible du peuple. La proposition des questeurs est repoussée et il est ainsi décidé qu’il n’y aura pas un général de l’Assemblée contre le général de l’Élysée.

Cependant on riait, on plaisantait de ce péril toujours annoncé, toujours ajourné. On se moquait des « patrouilles » qu’avaient faites certains parlementaires. A force d’avoir crié : Au loup ! on cessait d’être sur ses gardes, alors que le loup était prêt à sortir du bois. Charras déchargeait ses pistolets. Changarnier disait : « Nous avons au moins un mois devant nous ; il comptait sur la trêve de fin d’année.

Un représentant disait gaiment à Granier de Cassagnac dans une réception présidentielle : « Quand est-ce que vous nous mettez à la porte ? » Et l’autre répondait : « J’espère, mon cher ami, que cela ne tardera pas. » Le même Granier écrivait des chefs de la majorité : « Ils ont la main de la justice suspendue à un pouce de leur collet. » Persigny disait en badinant à des collègues qui retenaient leur place à la diligence pour partir en