Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/235

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rations les appelle vigoureusement aux armes. Les bruits les plus troublants circulent par la ville. Les proscrits ont débarqué. Les prétendants sont aux portes. Des régiments soulevés marchent contre le dictateur. Les habitants de Reims sont en pleine insurrection. Les adhésions viennent et s’en vont, suivant la fluctuation des nouvelles. La classe aisée, qui jusqu’alors a salué de ses applaudissements toutes les compressions, se divise, Une partie — la plus intellectuelle — voit avec peine et inquiétude la disparition du régime parlementaire, le naufrage total de la liberté politique. Non seulement les « écoles » s’agitent ; mais tous les récits s’accordent à signaler une opposition en gants jaunes. Les quartiers riches ont des velléités de fraterniser avec les faubourgs, comme les monarchistes avec les républicains. Maupas, affolé, demande, et tout de suite, « le bruit et l’effet du canon. » Mais le plan de Morny et de Magnan, renouvelé de celui qu’a suivi Cavaignac, consiste à laisser grossir l’insurrection pour opérer contre elle par grandes masses et frapper un coup qui terrifie. Il est vraisemblable que du côté du prince on désire une émeute qui soit prétexte à sauver la société. Odilon Barrot dit que sur le bureau du Président a été vu et lu un billet de Maupas ainsi conçu : « Tout va bien. À ce soir les barricades ! Du canon, du canon ! »

Le matin du 4, Morny dit en riant à son entourage qui s’effare : « Hier vous vouliez des barricades. On vous en fait et vous n’êtes pas contents ». Aussi, ce jour-là, grand déploiement des troupes copieusement nourries et abreuvées ; enlèvement des barricades qu’on a laissé ou fait construire au centre de Paris ; puis, à trois heures, sur le boulevard Montmartre, où une foule élégante et hostile siffle et crie : A bas les prétoriens ! des charges soudaines de lanciers sans aucune sommation, une fusillade d’un quart d’heure qui frappe sur les trottoirs, aux fenêtres, dans leurs appartements les spectateurs inoffensifs, une canonnade qui défonce l’hôtel Sallandrouze, une chasse aux passants où périssent des vieillards, des femmes, des enfants ; bref un massacre où les victimes sont au nombre de 380, suivant l’aveu du Moniteur, de 1.200 selon les chiffres du Times. Jusqu’ici les hommes du Deux Décembre n’avaient été que les copistes des procédés employés par le parti de l’ordre et même par ceux des républicains qui avaient fait cause commune avec lui. Cette fois ils faisaient mieux ; ils passaient par les armes, non plus les combattants, mais la foule sans armes et la foule bourgeoise.

Paris terrorisé se tait. Mais alors surprise intense, sauf pour la police. Pendant que la capitale émasculée, lassée se défend à peine, voici que la province se soulève, sinon dans les grandes villes étouffées par l’armée, du moins dans les petites et même dans les villages. La démocratie paysanne, éveillée à la vie politique par la Révolution de 1848, entre dans la bataille. Dans la Sarthe, la Nièvre, l’Yonne, l’Hérault, la Drôme, le Var, les Basses-Alpes, dans plusieurs autres départements du Centre, de l’Est, du Sud-Ouest et du Midi, il y a des ébauches d’insurrection au cri de : Vive la République !