Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/236

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Vive la Constitution ! Y prennent part des ouvriers, des paysans, voire des négociants, ça et là un gros propriétaire, un officier ministériel, un banquier. Elles sont vite écrasées et utilisées par les fauteurs du coup d’État. La voilà bien, la Jacquerie annoncée ! Et l’on réédite les histoires inventées contre les insurgés de Juin : gendarmes éventrés, femmes violées, soldats aux poignets sciés. Des témoins, parmi lesquels d’honnêtes curés, démentent ces atrocités ; les démentis ne peuvent paraître, parce qu’il n’y a plus de journaux indépendants pour les publier. C’est du reste un système chez les vainqueurs : Léon Faucher, Falloux, enrôlés malgré eux parmi les approbateurs du fait accompli, lancent de vaines protestations qui n’arrivent pas au public. Pour les insurgés des campagnes, comme en deux ou trois endroits il s’est produit quelques actes de violence inséparables de tout mouvement désordonné, on va répétant, après M. de la Guéronnière, que c’est de la barbarie, du « cannibalisme » ; comme le drapeau rouge a été arboré ça et là, on met au compte du communisme, du socialisme, tous les méfaits commis ou imaginés.

Puis les vengeances suivent les calomnies. C’est la France mise en coupe réglée. Trente-deux départements sont en état de siège. Les documents officiels, les rapports de Maupas avouent 26,642 personnes poursuivies et plus de 15,000 déportés. Des modérés, Jules Simon, Lanjuinais portent le total des condamnés à 100,000 et le chiffre n’est sans doute pas exagéré, si l’on pense qu’un seul département la Nièvre, en aurait fourni plus de 20,000, un autre, l’Hérault, 30,000. Mais les archives des départements sont loin d’avoir livré tous leurs secrets et les chiffres sont encore problématiques. Ce qui ne l’est pas, ce sont les procédés appliqués à ces martyrs obscurs. Après les fusillades hâtives des premiers jours, où l’on a tué à l’aventure, vient l’élimination méthodique des républicains. Dès le 7 décembre, Morny réclame des préfets des listes de suspects : chefs et principaux affidés des sociétés, meneurs du parti socialiste. Nous savons pour un département, celui de la Sarthe[1], comment sont dressées ces listes. Brigadiers de gendarmerie, sous-préfets, juges de paix, sans compter les mouchards volontaires, se hâtent d’envoyer tous les renseignements requis. Le brigadier du canton de Ballon fournit quarante-huit noms sur un papier ainsi libellé : « État des individus de la circonscription… reconnus par les hommes d’ordre comme ayant des idées anarchiques, mais non subversives, et qui ne se réunissent ni en clubs ni en sociétés secrètes ; un ou deux auraient pu être dangereux, si l’anarchie s’était montrée à Ballon ou dans quelques commune du canton… » A côté de ce brigadier dénonçant des gens qui n’ont rien fait, mais qui auraient pu faire quelque chose, un autre avoue qu’il est le porte-parole d’honorables délateurs qui préfèrent garder l’anonyme. Un troisième rédige ce chef-d’œuvre :

  1. Les martyrs du droit et de la liberté dans la Sarthe, par Léon Guyon, — in-32. — Paris, 1883. — Charavay frères.